christophe grossi | lirécrire

Accueil > f(r)ictions > des écarts > oblique

oblique

 

 
 
 
 
 
Langue rentrée, langue perdue si tant est qu’elle aurait été trouvée un jour. Langue enfouie, journée rayée, trouble every day. Langue qui ne veut, voix qui ne peut. Journée acouphène de rêves lourds, de luxe et d’impuissance. Phrases lues, voix entendues tandis que la sienne se retirait déjà. Nouvelle, annonce, retour. Un enfant hurle dans la lumière crue du centre commercial. Bruit des corps, White material, corps qu’on égorge, qui s’affolent. Tout afflue, se condense et se marche dessus mais rien (ou si peu) se transforme. Il faut parfois les mots d’un autre, la musique d’un autre, les images d’un autre pour se voir, non pas dans la verticale, mais au moins oblique. Quand son dedans et son dehors se retrouvent soudain si mal assortis.
 
 
 
 



 
 
 

« Et parfois, je me sens impuissant. Inutile, dans l’incapacité de tout, restant là à ne plus rien pouvoir faire, faire ou dire. Être aveugle et sourd et imbécile encore, silencieux de ma propre imbécillité. Attendre et subir mon impuissance. Être démuni et devoir renoncer. Être immobile dans l’incapacité de prendre la parole, de prolonger le discours, de répondre, de dire deux ou trois choses imaginées dans la solitude et qu’on pensait essentielles. Et parfois, je me sens inutile devant le Monde. Ce que dit la rumeur, l’arrogance omniprésente de la rumeur, ne pas le comprendre, ne pas le comprendre ou ne pas l’admettre, l’imaginer autrement, savoir qu’on doit, qu’il est de mon devoir – se dire ces mots-là : le devoir – savoir qu’il est de mon devoir de le dire d’une autre manière et ne cesser pourtant de buter contre ses reflets. Les gens tels qu’on les voit ou tels qu’on les imagine, ne pas savoir les montrer et ne pas même savoir les regarder, perdre leur secret entrevu sans jamais rien pouvoir en faire. Voir s’échapper l’évidence de leur personne. (...) La force terrible du pouvoir, sa puissance cynique, son arrogance, son ricanement et la séduction tranquille dont il nous écrase, ne pas réussir à la dire, l’écrire, en montrer la simple et sourde violence.
Et tenter pourtant de saisir tout cela, de lutter contre mon inadmissible désir de renoncement, mon égoïsme, ma complaisance pour ma propre histoire, contre le confort désinvolte qui me guette, l’abandon parfois à la bonne conscience. Dans ma propre impuissance, dans mon désarroi, chercher à me rassurer moi-même et aller, résister, aller au-devant des autres désarrois plus grands encore, plus douloureux, plus secrets, interdits, sans le droit à la parole. Prétendre à sa petite mission, l’exercice de ses droits, avoir un devoir, jouer son rôle. Se l’accorder. Être dans la Cité, être au milieu des autres, avoir le droit immense de pouvoir parler, être responsable de cet orgueil, être conscient de ma force. Ne pas craindre mon propre déséquilibre et mes hésitations.
Raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène, en construire à peine, une fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec lucidité l’évidence. (...) tenter de dire à voix basse la pureté parfaite de la Mort à l’œuvre, le refus de la peur, et le hurlement pourtant, soudain, de la haine, le cri, notre panique et notre détresse d’enfant, et se cacher la tête entre les mains, et la lassitude des corps après le désir, la fatigue après la souffrance et l’épuisement après la terreur. »
Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance, 1994.

 
 
 
 


 
 


Les images ont été prises à la volée lors d’une projection au cinéma Le Méliès à Montreuil de Hors Satan de Bruno Dumont en novembre 2011 (désolé pour la si mauvaise qualité du rendu), le texte est de Jean-Luc Lagarce, la musique de Tindersticks. Et le tout est adressé à toutes celles et tous ceux qui ne supportent plus l’arrogance des Finkelbeder et cherchent dans la langue, le son, le regard, le corps, le mouvement, comment, face à ce cirque, continuer à tenir debout ici et maintenant.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 13 novembre 2011