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noche


 
 

« (parce que l’homme est sans doute autre chose que de la matière : peut-être pas beaucoup plus, mais quand même un petit quelque chose de plus, juste pour son malheur, car mieux vaudrait pour lui qu’il n’ait pas plus de capacité de souffrance qu’un appareil photographique, qu’on puisse à tout moment et aussi souvent que l’on voudrait enlever le couvercle, retirer la bobine impressionnée, la jeter et la remplacer par une vierge, et qu’il recommence à fonctionner, armement et déclic, avec la même mécanique et neuve indifférence) »
Claude Simon. Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque, Éditions de Minuit

 
 
La nuit, je ne savais déjà plus la reconnaître et la ville au loin, quel était son nom déjà ? Je me souviens avoir tenté de poser la question à ma voisine qui regardait droit devant elle – même lorsque sa mère assise à sa droite lui parlait, jamais elle ne tournait la tête – si elle connaissait le nom de la ville qui brûlait et quand cet avion allait atterrir mais je n’ai pas osé. J’ai posé l’appareil photo contre le hublot et, tandis que le feu dans la nuit m’aveuglait, alors que tout se brouillait, visions et pensées (il y avait eu tant de blancheurs, tant de couleurs aussi), j’ai appuyé sur le bouton. Une nuit est venue instantanément remplacer le drap posé sur le décor, la veille sans doute, une nuit au cours de laquelle au moins trois langues différentes avaient fait valser un homme enfermé dans une maison bâtie dans la montagne en compagnie de gens qui apparemment se réjouissaient de se tenir ensemble dans les tunnels d’une ville froide. Quel est le nom de cette ville qui brûle en moi ? Il y avait eu tant de mains ouvertes et offertes, tant de grains de voix, tant d’instruments secoués devant un bateau en papier. Il y avait eu trop de bières aussi. Et tout se réfléchissait encore à travers le hublot, lumières et corps ensemble, réfléchis grâce à une boule à facettes. C’était peut-être elle qui faisait brûler la ville ? Pendant ce temps, dans l’avion on entendait des voix enregistrées dans plusieurs langues et on sortait les gilets de sauvetage. J’ai pensé que la fin était proche, voilà pourquoi l’avion n’atterrissait plus, on nous préparait à nous jeter dans le vide, voilà pourquoi la fille regardait droit devant, elle qui avait moins peur d’affronter l’inconnu que les phrases de sa mère. Puis j’ai réalisé que l’avion roulait, que tout était presque silencieux et horizontal. Mais la ville continuait à brûler ou alors c’étaient mes yeux. Je ne savais plus rien reconnaître. Je me souviens avoir à ce moment-là posé ma main sur un front chaud, que ce front était le mien et qu’à cet instant précis je me suis dit que ce n’était pas la nuit que je ne reconnaissais plus mais l’homme qui venait de prendre place dans l’avion, qui sortait kleenex sur kleenex, les dépliait, les froissait, les bourrait dans la poche de sa veste fermée. Je me suis alors souvenu être monté dans cet avion qui roulait, roulait, roulait et ne décollait pas. J’ai cherché à m’excuser auprès de ma voisine qui ne parvenait peut-être plus à tourner la tête, qui regardait droit devant elle et m’ignorait. J’ai pensé, elle est morte, peut-être que cet avion transporte des gens morts assis mais elle s’est mise à parler à sa mère, il était question de son chat. Alors j’ai retenté ma chance mais elle n’a rien dit de plus lorsque j’ai réalisé que la ville ne brûlait plus. J’ai montré à ma voisine que la ville avait disparu, j’ai dit que nous n’avions plus rien à craindre quand un train a tenté de nous prendre de vitesse. Comme ni ma voisine ni le ciel n’étaient préparés à le recevoir, le commandant de bord s’est mis à nommer les villes et j’ai pensé à tous ceux que je connaissais et qui peut-être regardaient à cet instant la nuit, le ciel. Il y avait dans chacune de ces villes au moins une personne chez qui j’aurais pu aller dormir si le commandant l’avait voulu. Mais il n’en était pas question. Comme je n’avais pas écouté les instructions, autant dire tout de suite qu’un saut dans le vide avec simplement un gilet de sauvetage en guise de parachute n’était envisageable pour personne et tandis que la voisine ne répondait plus à sa mère sauf lorsqu’il était question de son chat qui devait être en photo quelque part chez elle, dans son portefeuille et sur facebook, j’ai pensé, la nuit les chats ne sont pas perdus, j’ai avalé du paracétamol et j’ai fermé les yeux. De temps en temps je débouchais mes oreilles, j’ouvrais un œil, je regardais par le hublot le visage des villes, leurs cicatrices brillantes, en pensant aux étoiles déjà mortes. Ma voisine faisait semblant de dormir, sa mère avait compris que pour se faire aimer d’elle il fallait lui parler de son chat, des boules de poils qu’il rejette régulièrement sur la moquette du salon ou de ses croquettes bio préférées. J’ai dit à la mère de ma voisine que j’étais plus calme, le front était moins chaud et les frissons plus rares. Elle ne m’écoutait pas ou bien, comme sa fille, comprenait-elle mieux maintenant le langage des chats que celui des humains. Pas moi. Mais c’était déjà presque la fin du voyage, on n’allait pas se fâcher pour si peu, et je n’avais plus de kleenex. C’est à ce moment-là que je me suis décidé à écouter Marina Tsvétaeva de Dominique A. « Marina, Marina / tu le sais ici tout brûle / de tout temps ici tout brûle / et les portes et les livres / tout ce qui porte un nom brûle » J’ai alors reconnu E. Il se tenait debout dans l’allée et me souriait. Todo n’était peut-être pas si perdido que ça. Tout est à refaire, j’ai pensé en attendant mon tour.
 
 
 
 

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le lundi 25 février 2013