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Philippe Aigrain | De côté

► Vases communicants d’avril 2013 avec Philippe Aigrain, De côté. Son portrait se trouve après son texte, ma proposition, L’élégance des désespérances, dans son atelier de bricolage littéraire et la liste des échanges du mois, on ira la consulter sur le blog tenu avec constance par Brigitte Célérier que nous remercions.

 
 
 

Philippe Aigrain | De côté

 
 

Macula

Macula veut dire tache, trait ou point en latin. Il nous en reste maculer ("littéraire"), immaculée (pas mal pour la neige, improbable pour la conception) et maculaire. De nombreuses personnes âgées souffrent d’une dégénérescence du centre de la rétine qui y installe des fissures ou de petites excroissances. Ces taches ne transmettent plus la lumière au nerf visuel. La perte de vision qui en résulte n’est pas perçue comme une zone aveugle, comme lors d’un décollement de la rétine. C’est le signal d’ensemble qui souffre. On voit de moins en moins bien ce sur quoi on fixe son regard. Ceux ou celles qui souffrent de dégénérescence maculaire peuvent apprendre à utiliser leur vision périphérique, moins touchée, pour rester “voyantes”. Certaines personnes y parviennent bien mieux que d’autres.

Détour

Un matin d’avril. Le froid fait soudain place à un mirage de printemps. Trajet buissonnier pour rejoindre un rendez-vous. Les filles ont ressorti des tenues estivales dans lesquelles elles frissonnent un peu. Passage sous un pont, long tunnel, brève immersion dans le froid de la nuit. Le soleil découpe un projecteur ovale devant moi. Je crains ces éblouissements et la cécité temporaire qui les accompagne. Sans y penser, je relâche les muscles qui contrôlent l’accommodation, laisse mon regard flotter. Au moment où je vais rejoindre la lumière, marchant lentement contrairement à mon habitude, un passant arrive à ma hauteur. Je ne tourne pas la tête pour ne pas gâcher le doux flottement qui me porte. C’est alors que cela se produit. Dans le flou du coin de mon œil, j’enregistre un visage, l’air un peu ahuri, le menton large, une pommette rougissante. Je m’étonne de le voir car rien n’est d’habitude si lisible à cet emplacement du regard. Je viens de décider de changer de regard.

En fait, il y a déjà un moment que j’essaye d’adopter un autre regard. Dans mon travail d’ingénieur, je dois me concentrer sur le fonctionnement des moteurs que je conçois, maîtriser tous les paramètres d’un système pour discerner une innovation potentielle. Bien sûr, on peut tirer sur chaque élément comme sur une pelote de fil. Telle pièce doit être dans tel matériau à cause des vibrations qu’elle subit, ces vibrations viennent de la machine dans laquelle s’insère le moteur, et d’ailleurs elles causent aussi des problèmes de santé chez l’opérateur. Si on pouvait limiter les vibrations on gagnerait sur deux tableaux, mais il n’y a pas moyen de les limiter parce que justement cette satanée machine marche parce qu’elle vibre. Cela me plaît de débobiner tout ce contexte qui fait qu’une idée apparemment bonne se retrouve ne servir à rien parce qu’elle ne colle pas avec une situation d’usage pratique. Je rêve surtout depuis longtemps de faire l’inverse, de partir des petits détails, des impressions fugitives, des émotions et de rembobiner le monde dans l’autre sens. Un autre monde, pas mon monde d’ingénieur. Mais un monde où il y aurait quand même des ingénieurs.

Sans l’idée de changer vraiment de regard, celui des yeux, le projet d’une autre vision mentale serait resté un de ces rêves éveillés qui vous font supporter un quotidien répétitif, une de ces idées qu’on repousse toujours au lendemain. Soudain, les deux sont devenus inséparables : pour changer de regard sur le monde il faut le regarder de côté, en vision périphérique.

Mouvement

Lorsqu’on utilise sa vision périphérique, la première chose qui vous saute dessus, c’est le mouvement, une foule de gens et de choses en mouvement. On devient le chasseur préhistorique, ce personnage mythique auquel on fait référence lorsqu’on essaye de comprendre comment l’évolution a pu sculpter nos capacités. Cette forme qui passe rapidement dans le coin de l’œil, c’est un lion des montagnes aux griffes en lames de rasoir qui va nous déchirer. Sauf qu’aujourd’hui le lion des montagnes sort une poubelle d’un immeuble ou débouche d’un couloir de métro.

Entraînement

... when she turned around he was always there to meet her glance, and Lily wondered if scientists had discovered how it is that you can actually feel someone’s eyes on your body.
Siri Hustvedt, The Enchantment of Lily Dahl

Cela fait en réalité longtemps que je m’entraîne. À cause du poids du regard.

Platon attribuait la vision à des rayons invisibles partant de l’œil et atteignant les choses. Démocrite avait deviné de son côté que les petits grains d’onde dont la lumière est faite et qu’on appelle aujourd’hui photons vont dans l’autre sens, des sources lumineuses vers les corps qu’ils illuminent. S’ils atteignent notre regard, c’est parce qu’il se trouve que nos yeux sont là pour les recevoir. Pourtant les ingénieurs qui produisent les images de synthèse en sont revenus à l’idée du regard qui lance des rayons. Ils savent bien qu’ils parcourent les rayons à l’envers [1] Le lancer de rayon permet d’éviter de suivre dans l’autre sens tous ces photons perdus qui n’atteindront jamais le regard de personne. Il n’y a pas que les ingénieurs qui savent que les photons divaguent. Sinon pourquoi sommes-nous si touchés par un regard qui rencontre le nôtre ?

Déjà jeune adolescent, j’ai remarqué que si je regardais juste un instant de trop, juste un peu trop fixement le fouillis de couleurs d’une chevelure ou le flottement de la jupe d’une marcheuse progressant dix mètres devant moi, elle se retournait courroucée, puis rassérénée reprenait sa marche, un peu moqueuse de ce petit prétentieux. J’avais construit cent explications de cette étrange capacité. Était-ce quelque chose dans ma démarche, le son trop régulier de mes pas ou au contraire leur brève suspension qui alertait la belle ? Ou un reflet dans une vitre qui lui servait de rétroviseur ? Mais rien de tout cela n’expliquait la régularité, le caractère systématique du phénomène. Plus tard, je me suis construit une de ces explications où l’on mélange sans vergogne l’imaginaire et l’avéré. Les scientifiques modernes ont mis à jour un fait majeur : les photons exercent une force sur ce qu’ils atteignent, ils poussent la matière, excitent les électrons, peuvent même les expulser dans un mouvement brutal. Il suffisait alors de supposer que le regard les lançait, et plus de mystère, en regardant « trop fort » la ligne émouvante d’une nuque, je poussais la marcheuse. Pas étonnant qu’elle se retourne, je l’avais bousculée du regard.

Bien avant d’avoir construit cette explication fantasmatique, j’ai dû m’adapter pour éviter l’humiliation d’être pris sur le fait. J’ai appris à capturer en un instant un éclair de beauté et à l’entretenir mentalement comme on souffle doucement sur des braises. Je n’ai jamais arrêté cette cueillette d’images. Je recherche toujours les lointains cousins des visages entrevus dans le métro de mon enfance quand les gens n’avaient pas encore appris à ne pas regarder les autres voyageurs.

Saccades

Au début du 11e siècle, le grand savant arabe Alhacen aka Ibn-al-Haytham a découvert que notre regard se déplace sans arrêt d’une cible à l’autre, d’une façon qui est le plus souvent inconsciente. Environ trois fois par seconde, une rotation très rapide de nos globes oculaires amène l’image d’une partie différente de notre univers sur la partie centrale de notre rétine (baptisée fovéa). Ce sont ces saccades oculaires qui nous permettent de lire un texte ou d’aller capturer rapidement des images de beauté, de séduction, de souffrance ou d’étrangeté. Des scientifiques et des artistes comme François Molnar [2] ont construit des dispositifs qui visualisent ces explorations et révèlent ce que nous regardons réellement quand nous regardons un tableau, une photo, un corps ou un visage. La vision périphérique joue un rôle clé dans ces explorations, car elle seule fournit une information stable sur leur contexte. C’est elle qui nous donne une idée de ce qu’il y a à voir. Privés de vision périphérique, nous serions aveugles à l’essentiel, comme beaucoup de nos politiciens et de nos technologues.

Philippe Aigrain

Ce texte réunit des extraits retravaillés d’un ensemble jamais publié intitulé Vision périphérique. Je suis heureux de les sortir pour la première fois de leur boîte ici.


J’ai rencontré Philippe Aigrain à deux reprises (il était à chaque fois question de littérature et de numérique), le reste du temps je le suis sur twitter. Si je connais surtout son atelier de bricolage littéraire, la Quadrature du net (qui est une organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet et dont il est l’un des co-fondateurs) et son livre Cause commune : l’information entre bien commun et propriété (Fayard en 2005 pour la version papier, publie.net en 2012 pour la version numérique (avec préface originale) et PDF mis à disposition sous un contrat Creative Commons sur un site dédié), je me rends compte en lisant sa fiche wikipédia (je ne savais pas que je le trouverais là) qu’il est également le co-fondateur du site nonfiction.fr et qu’il œuvre à tout un tas de projets d’envergure internationale. Le texte qu’il dépose aujourd’hui, c’est l’autre Philippe Aigrain (sa première peau, celui de l’atelier de bricolage, l’auteur) et il est d’autant plus fort qu’il oscille sans cesse entre part intime et part professionnelle, qu’il fait se percuter monde sensible et monde tout court, qu’il va de l’autre à soi et de soi à l’autre avec une grande délicatesse et une belle matière à penser et à creuser. Tout ça pour dire que j’ai une grande chance d’accueillir ici sa vision périphérique et son regard en biais, décalé, déboîté. Merci à lui pour l’invitation. ChG

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le vendredi 5 avril 2013


[1En réalité, ils utilisent une combinaison des deux modèles : ils mémorisent l’illumination des objets à partir des sources lumineuses en suivant le modèle de Démocrite et ne calculent les images par « lancer de rayon » à partir du point de vue du spectateur que jusqu’à ce que le calcul rencontre des objets dont ils connaissent déjà l’illumination.

[2A Science of Vision for Visual Art, LEONARDO, Vol. 30, No. 3, pp 225-232, 1997

Messages

  • En lisant ce texte beau et poignant par "saccades oculaires" je me suis aperçu tout de suite de sa valeur et profondeur. J’y reviendrai pour y entrer dedans. Vivent les #vasesco qui nous obligent à sortir un peu plus hors de nous et à prêter un peu plus d’attention à ce que peut produire l’esprit (souffrant) de l’homme !

    Voir en ligne : http://leportraitinconscient.com

  • En lisant ce texte qui "me" regarde, j’ai pensé à ce que j’avais appris un jour à l’armée (française) : "faire FOMEC" - tout un programme et une anagramme :

    Fond
    Ombre
    Mouvement
    Eclat
    Couleurs

    Les cinq points à retenir pour se camoufler : se soucier du fond (sans doute pas de la forme !), de l’ombre projetée, du mouvement induit, de l’éclat qui peut révéler une présence (d’où la nécessité de se barbouiller le visage ou d’enduire couteau ou baïonnette de boue), et mélanger les couleurs avec l’environnement (les chasseurs alpins habillés en blanc et les troupes du Mali en tenue sablée).

    Le regard décalé, de côté, périphérique (pour voir dans l’obscurité, regarder latéralement par rapport au chemin suivi), les yeux comme des jumelles... ou la lunette de visée d’un fusil à longue portée.

    L’écriture peut tirer aussi dans les coins, cher Ph. A.

    Voir en ligne : http://doha75.wordpress.com

  • Merci à vous deux Giovanni et Dominque de vos lectures. Je ne voudrais pas tant que mon écriture tire dans les coins, mais bien qu’elle éclaire certains recoins et surtout ceux où se niche de l’humanité en construction. Philippe

    Voir en ligne : http://atelierdebricolage.net