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Avant | 4 mai 2003

X-Men 2 et le film de Valeria Bruni-Tedeschi. Dimanche, ensoleillé. Lunettes noires et boucles au vent. Débardeur, attitude. Mutant. Évidemment…

Jean-Pierre demande : tu as écrit aujourd’hui ? Je réponds : non, je réponds que je n’ai pas envie, il dit : va bosser, feignante ! Je ne suis pas sûr d’avoir quelque chose à écrire. Il se met dans le salon, il dit : je vais lire… On s’est allongé sur le lit, il a dit : j’ai peur de m’endormir, moi j’avais bien envie, que l’on s’assoupisse. Pas définitivement, pas pour toute la nuit, il est sept heures et demie, ou huit heures, il ne fait même pas nuit. On a pris le petit-déjeuner sur le balcon, et l’apéritif tout à l’heure, il y avait du soleil, et un souffle de vent frais, je me suis rendu compte que je respirais à nouveau. Dans le film de Valeria, le personnage féminin parlait de cela, la respiration, la phrase a fait mouche, elle est venue confirmer quelque chose que je devinais chez moi, et puis l’impression est passée, et j’ai oublié les mots exacts. J’ai eu le temps de me dire que l’on passait tous par les mêmes choses, que cette vie n’avait vraiment rien de très original. Ça ne m’a pas fait de la peine, j’ai accepté cela comme une composante rationnelle de la condition humaine. Je ne souffre pas davantage que le voisin. Je ne vis rien de plus que le voisin. Je suis, fourmi parmi les fourmis, humain parmi les humains, grain de sable ou de poussière sur la planète. Je regardais les gens à Paris, prendre des airs, vivre leur vie, avoir l’impression de. Être beau, être belle, être plus que l’autre, plus jeune, plus frais, plus grand, plus intelligent, plus fin. Je me disais que c’était terrible, la banalité des gens, de la vie des gens. Je me revoyais arpentant les rues avec cette sensation, les fois où j’étais davantage, où j’étais : quelqu’un, où cela voulait dire quelque chose : je suis quelqu’un. Mutant, humain, unique. Moi. Les moments où « moi » voulait dire : je suis quelqu’un d’unique. Et puis tu regardes autour, et tu les vois tous, faire comme toi, croire comme toi. Le plus bel exemple, celui de la jeunesse. Le discours de la jeunesse, les mots employés, les rêves, les certitudes. Et puis la vie qui rattrape, et l’on se croit belle au volant de sa Mercedes, tout permis derrière ses lunettes noires, on n’est personne mais on voudrait que le monde le croie, alors on prend des airs, et on double, on se fait klaxonner, on ne détourne pas les yeux non, le mépris c’est ce qui vous va le mieux, vous passez, vous brûlez le feu rouge, l’ombre d’un instant vous êtes Sharon Stone dans un film où vous venez de faire sa fête à un type au pieu avec un pic à glace – mais le mari t’attend devant la télé, et il y a un match de foot sur Canal+, alors… Je marche, zone piétonne, lunettes noires et débardeur, le vent dans les boucles, de retour à la maison, je regarde la calvitie, qui diminue, je me dis, j’ai encore besoin de la dissimuler si je veux qu’elle disparaisse complètement, il y a des cheveux autour, et dessus, il n’y a aucune plage de peau sans cheveu du tout, il y a raréfaction de la densité du cheveu au centimètre-carré, il y a la nature, mon humanité, je ne suis rien. Je vais mourir, et étouffer.
Carla Bruni prend le dessus sur la B&O et je perds le fil.
Relire ?

Je relis, j’écris, je laisse aller, la musique a rattrapé la voix de la chanteuse, et je suis à nouveau : le maître. L’écriture, Jean-Pierre a posé la revue, il a éteint la musique, je l’ai entendu allumer la télévision, même s’il en a coupé le son — mais il doit y avoir sur Arte, à présent, le magazine Danse, et des oiseaux gazouillent, et je me doute que le son ne vient pas de l’extérieur, mais bien du salon. Musique classique, et les hommes doivent danser, évoluer. Je suis dans cet appartement, à me demander ce que je vais faire demain – il y a des désirs qui naissent alors, dans la poitrine et dans le sexe, des voix que je voudrais entendre et des mots que je voudrais lire. On est à la maison, c’est dimanche, tu regardes la télévision, tu ne regardes jamais le football et je ne conduis pas de Mercedes. Tu m’aimes et je t’aime, et on a passé un dimanche en ville, depuis dix heures ce matin, depuis le café chez André, et le cinéma, deux fois, un panini, un autre café, trois boules de glace, et on est rentré vers six heures prendre l’apéritif sur notre balcon. Tu m’aimes et je t’aime et Valeria Bruni-Tedeschi dit qu’elle laisse aller, qu’elle lâche la bride, ce n’est pas son expression, elle… Comment dire… Elle, c’est ça : je baisse ma garde, elle lui demande : fais-moi un enfant, elle dit : Pierre, fais-moi un enfant. Il marche devant elle, il ne l’entend pas, ne l’a pas vue derrière lui – très jolie scène. Je baisse ma garde mais Jean-Pierre ne me fera jamais d’enfant.
Chaque mort est différente l’une de l’autre. La mienne a déjà eu lieu.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 4 mai 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 16 mai 2013