christophe grossi | lirécrire

Accueil > la chambre d’amis > Avant | résidence Laurent Herrou > Avant | 20 mai 2003

Avant | 20 mai 2003

Qu’importe ce qui se passe autour : il fallait que je jouisse. La première chose à faire en rentrant, la possibilité – Jean-Pierre au chevet de sa mère, attendant le médecin. Je sais que ça peut sembler cruel, mais… Qu’y faire ? Je n’allais pas me priver d’une vidange parce que la mère de Jean-Pierre ne se sentait pas bien. J’ai connecté internet, il y avait des mails de Nathalie que je n’ai pas lus, un envoi d’un élève de Jean-Pierre avec un film publicitaire qui se passait en Australie (une histoire de kangourou qui disparaissait avec un anorak et des clés de voiture), il y avait de Montévidéo la suite du programme, que je reçois régulièrement sans aucun investissement personnel de Hubert Colas (mais qu’aurait-il de plus à m’en dire ?) ; il y avait sur AOL un mail de Randy me remerciant pour ma dernière photo, Jim en ligne (un canadien, ami d’Olivier), et des mecs seuls, durs, tendus, excités : j’ai choisi l’un d’eux, me suis focalisé sur sa queue, ai joui devant elle, ai déconnecté ensuite. Ne me suis pas attaché. À midi, le portable a sonné, c’était Arnaud de Paris, qui descendait pour le festival de Cannes, était à Nice, l’aéroport, il y a eu une sorte d’excitation brève dans mon ventre, mêlée à de la peur, j’ai rappelé, il a dit : à ta voix, cette année, je le sens bien… Je n’ai pas répondu qu’il n’y avait aucune chance au contraire que j’aille à Cannes le voir, j’ai demandé jusqu’à quand il restait, il a répondu : lundi, je me suis dit que donc, franchement, c’était impossible. J’ai dit : je te rappelle de toute façon, il a dit : ok, lui non plus n’était pas seul (c’était pendant le déjeuner, avec Géraldine et Marie). Je n’ai pas forcément envie de. Mais c’est une occasion, une de plus. Une montée de sève possible, d’adrénaline. La mère de Jean-Pierre s’enfonce peut-être – ou va-t-elle mieux à présent, le médecin arrivé, et Jean-Pierre à ses côtés ? Jean-Pierre va revenir ensuite, crevé, abattu, il faudra faire attention à lui sans le brusquer, sans trop l’entourer, il faudra le préserver. Je lis Camille Laurens, je comprends tout de l’amour (je plaisante). Je lis Camille Laurens, je me dis que si je devais faire une thèse, un mémoire en littérature, je choisirais comme thème : “La position du lecteur privilégié dans la littérature d’autofiction”, en d’autres mots : “Le mari”. L’amant. L’amour. Le lecteur. L’unique. Lui. Qu’il s’appelle Claude, Yves, Jean-Pierre, Henry (Miller) – et je pourrais comme ça les dénombrer, trouver d’autres exemples, les rapprocher, leur trouver des points communs, je pourrais à terme définir un profil, on verrait de jeunes auteurs s’entourer de lecteurs potentiels, et tenter bientôt de construire leur vie avec eux. Il faudrait créer des Claude, des Yves, des Jean-Pierre, des sales rôles. Je pourrais aussi travailler sur la durée des lecteurs, leur persistance, le moment précis où ils perdent ce rôle-là, le pourquoi de cette perte. La fin de l’amour. C’était un titre d’Angot, mis en scène par Colas – on ne l’a pas vu. Je regrette, une fois de plus.
Il y a un type qui a foutu sa techno à fond, d’habitude ça me va, mais ce soir, concentré, je braille, claque la porte-fenêtre violemment, fait du bruit, manifeste. Joe a dit un jour que je finirais vieux con. Je pense que c’est bien parti.
Mardi soir, et j’attends Jean-Pierre qui attend le médecin, et je bois un jus de fruit, glacé, et je tape quelques mots dans le journal, conscient que les choses à dire se sont enfuies à cause de la rythmique, la basse de la techno qui traverse les obstacles et parvient malgré tout jusqu’à moi. M’empêche. Me gêne. M’emmerde, tiens ! Je ne suis pas un vieux con, juste : je travaillais.
Car oui, le journal : du travail.
Il y a eu deux appels inconnus entre midi et deux, j’ai pensé que c’était Jean-Pierre depuis l’école, mais ce pouvait être n’importe qui. Dans la boîte aux lettres : une carte de Mathieu et Mark, de Bretagne. Le téléphone ne sonne plus. Jean-Pierre, dans sa voiture, au chevet de sa mère, loin de moi.

Essayé de reprendre, mais je n’y arrive pas.
21:33.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 20 mai 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le jeudi 30 mai 2013