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Avant | 31 mai 2003

« You’ll have to face it, the endings are the same however you slice it. Don’t be deluded by any other endings, they’re all fake (…).
The only authentic ending is the one provided here :
John and Mary die. John and Mary die. John and Mary die. »
Margaret Atwood, Happy Endings.

Retour du café, samedi matin. Repos.
Samedi matin, retour du café, je me repose, je me rends compte de combien de repos j’ai besoin, après le passage en rayon, la pression constante, que je détourne constamment. Géraldine est passée en magasin, je n’étais pas là, Anne lui a dit : ne t’inquiète pas, Laurent n’est pas du tout stressé, je le trouve très zen. Je suis très zen, complètement stressé, je dissimule. Je mens. Je cache, je souris, je ne donnerai à personne le plaisir de penser que je ne m’en sors pas. Je range, je m’enferme dans les bacs, le mutisme, la concentration, je fais mon boulot. Le boulot de Géraldine, la reprise. Il faudrait l’appeler néanmoins, prendre de ses nouvelles. Mais pas tout de suite. Je fais des cauchemars, je rêve de livres informatiques. Et d’odeurs, cette nuit : je me suis dit au matin que c’était rare de rêver d’une odeur. En fait c’était nauséabond, ça puait. Une odeur de pompes, de pieds, c’était entêtant, c’était omniprésent, ça empêchait – quoi ? Je ne saurais le dire, je ne me rappelle de rien d’autre que de cela : le rêve d’une odeur, d’une puanteur. Au réveil, pas de mal de tête malgré les deux bouteilles de vin, le pastis, le limoncello, la nourriture, le restaurant : on est rentré à la maison avec Olivier et Céline, Olivier a enregistré sa voix pour le film de Jean-Pierre, Vie privée, Céline en a profité pour me dire qu’elle avait commencé à écrire dans le cahier offert, qu’elle avait aussi réussi à lire mon livre, enfin, qu’elle avait passé le cap – jusque là, ça lui était impossible. La conversation a tourné court, Olivier avait terminé l’enregistrement (une seule prise, Jean-Pierre voulait du spontané), il nous pressait : mais continuez… Seulement ce n’était plus possible, de parler, tous les deux, devant témoins. C’était terminé, le moment magique. La complicité, l’amitié naissante. On s’est embrassé pour se dire au revoir, main dans le dos de chacun(e) en caresse pudique – je ne sais pas serrer les gens dans mes bras. Je ne sais pas aimer. Je suis froid – un bloc de marbre, fissuré, sharp. Un sourire, une bonne humeur, un mensonge permanent, un autre. Ils sont partis, on s’est endormi pour une nuit sans rêve, une nuit d’où ne me resterait au matin que cela : une puanteur.

Essayé de raidir mes cheveux, essayé, après l’amour, de peigner les mèches, de les assagir, mis du gel, mis une sorte de beurre, de graisse dont l’odeur m’enchante, pour dompter les boucles, avoir constaté vite que, livrés à eux-mêmes, les cheveux bouclent à nouveau, s’amassent par paquets aux pointes, les avoir coiffés à nouveau, raidis, tenté de les raidir encore, les avoir tirés vers l’arrière, sur le dessus du crâne, en coulée aplatie vers la nuque, avoir vu des reflets naître du mouvement, avoir eu envie, soudain, que les cheveux soient secs, définitivement, et adoptent la couleur nouvelle, la texture soyeuse. Avoir contemplé la nuque, puis, décidé, avoir laissé faire le temps, la nature, l’humidité de l’air, avoir évité les miroirs, et la main dans la chevelure, espérer un miracle, savoir par avance que, dans quelques minutes, dans une heure peut-être, il y aura un mouvement d’humeur, qui annulera les efforts, et la masse sera débarrassée sous la douche de la graisse appétissante, et les cheveux reboucleront, libres, et je ne ressemblerai pas, impossible, à.
Pas de courrier.
Le téléphone – rien.
Aucun e-mail qui vaille la peine de le mentionner.
Avoir décidé aussi ce matin (et avoir oublié depuis, mais cela revient, et je le note enfin) de ne plus envoyer aucun texte de toute cette année qui reste, me donner un an, la fin de l’année, ou un an, vrai, jusqu’à l’an prochain, pour me consacrer à l’écriture de quelque chose, ne plus tenter, ne plus attendre, ne plus envoyer – espérer, là encore, un miracle, ce que Jean-Pierre appelait l’autre soir : les surprises de la vie.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 31 mai 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le samedi 8 juin 2013