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Laurent Herrou | 26 septembre 2003

Je n’ai pas écrit à Hubert Colas pour lui demander les conditions de résidence à Montévidéo. Je n’ai pas envoyé d’e-mail à Jean-Jacques Boin à propos de Saorge, de la visite du monastère. J’ai rêvé la nuit dernière que je rencontrais Christine Angot lors d’un salon, et elle était énormément sympathique, et chaleureuse, elle ressemblait à cette femme qui avait ri avec nous à la terrasse du Café de la Mer à Montpellier, ou sur les marches de l’Opéra-Comédie. Elle était belle et gentille, et je me disais : je l’aime. Dans mon rêve, l’idée de prendre son visage entre mes mains et de l’embrasser m’effleurait. Et puis le rêve s’enchaînait avec un autre rêve, où plus rien de cela n’avait sa place, et ça a été le matin.
Je me suis allongé à neuf heures et demie, j’étais fâché contre Jean-Pierre. Il est venu se coucher vers dix heures, nous ne nous sommes pas touchés. J’ai repensé à la soirée, j’ai fait des rapprochements entre les phrases, j’ai voulu voir des coïncidences, des évidences. Je me suis levé brusquement pour prendre un Lexomil dont je n’avais pas besoin. Mais il fallait que je m’endorme loin de mes pensées bruyantes. Jean-Pierre a demandé deux fois : qu’est-ce qui ne va pas ? Je n’ai répondu que par un son monosyllabique sans signification autre que : je m’endors. Au réveil, on est allé boire le café traditionnel (le bar était plein), puis on s’est donné rendez-vous ce soir devant chez le kiné pour aller dîner en ville et enchaîner avec le film de Bruno Dumont à vingt-deux heures.
La soirée d’hier ?
Présentation de la collection agnès b. au Hi, et Jean-Pierre tirait la gueule, parce qu’il y avait du monde, et qu’il ne les supportait pas. Vers huit heures et demie il m’a dit que je pouvais rester si je le voulais, que lui rentrait – mais je ne sais pas rester sans lui. Françoise (Fnac) n’était pas arrivée, elle me laisserait un message plus tard pour savoir où j’étais. J’ai dit à Jean-Pierre qu’il aurait dû boire un verre, ou deux, et décoincer un peu. À la maison, je lui ai dit aussi qu’il serait temps qu’il résolve son problème, il a demandé : quel problème ? J’ai répondu que c’était à lui de le savoir, et de le résoudre. J’ai dit : au moins après on saura où on en est…
Je ne parle pas de mes problèmes à moi, mes heures face aux corps des hommes virtuels, mes jouissances solitaires, mes emballements parfois, pour l’un ou l’autre (deux heures en ligne avec Kell ce matin), et l’inadéquation face au miroir. Jean-Pierre entre autres choses a dit : tu ne remarques pas combien tu es… Il n’a pas trouvé le mot, il voulait dire que je me laissais aller. Il a ajouté : tu ne ressembles à rien. Il parlait de la dégaine, des fringues, des cheveux sales, et longs. J’ai répondu que je ressemblais à quelque chose mais que je ne lui plaisais pas, nuance. Je me suis demandé si ça le ferait réfléchir.
Ce matin j’ai attaché mes cheveux pour le café, et j’ai mis un blouson cintré, près du corps, qui venait rejoindre la ceinture de mon pantalon. Chaussures attachées elles aussi, j’étais propre. J’ai dit : t’as vu ? Il a haussé les épaules, riant un peu, il a essayé un : c’est pas ça, avorté, ça ne servait à rien d’enfoncer le clou.
J’ai les cheveux longs, je ne ressemble à rien, je le fais exprès, disons que je ne peux pas faire autrement en ce moment. J’ai rappelé à Jean-Pierre que Joe m’avait dit que le premier signe de dépression était l’incurie. J’ai dit : en même temps, je suis très, très propre, tu le sais. Une à deux douches par jour, et je me lave les mains dix fois par jour. Restent les dents et l’haleine qui laissent à désirer – n’y peux rien. Je ne peux pas me promener avec un rafraîchisseur d’haleine dans ma poche : qu’est-ce que j’y peux, moi, si tout est pourri à l’intérieur ?
Je ne meurs pas.
Je ne vis pas.
Hier, parlant de la dépression avec Séverine, et évoquant les antidépresseurs, je me suis demandé s’il pourrait exister une pilule capable de nous faire “désaimer”. Je l’ai baptisée Abamour. On a beaucoup ri à son sujet.
Je ne sais pas si je veux arrêter de t’aimer. Mais je voudrais que toi tu sois sûr de m’aimer. Que ce ne soit pas une habitude, un mensonge que tu te forces à te faire croire. Cela vaut pour moi aussi : je ne sais pas ce que je veux. Tu ne sais pas ce que tu veux, je ne sais pas ce que je suis. Je ne comprends pas ce que je fais, je n’ai pas de plaisir à ma jouissance. Le plaisir, je ne le trouve même pas à la correction des épreuves du prochain livre ; le plaisir face aux épreuves a duré les quinze secondes que m’a demandé l’ouverture de l’enveloppe. Après c’était fini.
Allongé près de toi je me dis : tu n’aimes pas mes amis. Tu n’aimes pas mes collègues de travail. Tu te sens mal au cocktail où je te propose d’aller, lorsque je te parle des filles de chez agnès b. que je connais, ou que je te présente aux gens qui me serrent la main, tu réponds que tu ne t’intéresses pas à ces gens-là. Tu n’aimes pas les gens que je connais et que tu ne connais pas. Tu n’aimes pas les films que je regarde, que j’ai vus, que je te propose de voir lors de leur diffusion à la télévision. Tu bailles en les regardant, je quitte la pièce, alors je t’entends t’autoriser un mince éclat de rire. Tu es capable d’apprécier quelque chose une fois que je suis sorti de la pièce dans laquelle tu te trouves. Tu n’aimes pas les films que je veux acheter en DVD, tu dis qu’après avoir pourri ta discothèque, je vais pourrir ta vidéothèque. Tu n’aimes pas mes cheveux, mon style, mes habits. Tu as dit autre chose qui ne me revient pas.
Tu n’aimes pas le sexe, tu ne l’aimes pas autant que moi, tu ne l’aimes pas de la même façon que moi. Tu n’aimes pas mon style mais tu ne me proposes rien en échange. Tu te fiches que j’aime ou non le tien. Tu n’aimes pas ton ventre, ton âge, ton physique qui te trahit, tu ne t’aimes pas toi non plus, et c’est à moi que tu le fais payer.
Parce qu’on me sourit.
Parce qu’on me regarde.
Parce qu’il n’y a pas de ventre quand je me déshabille, et ce, malgré le fait que je mange une pizza par jour, et que j’engloutis du vin rouge en quantité gravissime. Je bois parce que je suis malheureux. Je ne suis pas malheureux à cause de toi. Je suis malheureux à cause de moi. De ce que je suis. De ce que je fais – ou ne fais pas.
Tu es jaloux.
Tu es jaloux des hommes qui me regardent et que je regarde. Mais je crois que tu es en train de devenir jaloux de moi. De mon âge.
Tu as peur.
Il faudrait que tu puisses en parler. Avec moi. Avec d’autres. Il faudrait peut-être que tu prennes tes distances. Que tu prennes du temps. Que tu réfléchisses. Il faudrait que tu arrêtes de vouloir que ta vie soit un modèle par rapport à la vie des autres. Il faudrait que tu acceptes tes erreurs. Tes lacunes.
J’en suis une : une de tes lacunes.
Tu as fait cette erreur-là de tomber amoureux de moi. Seulement tu ne te trompes pas. Tu ne peux pas te tromper. Alors tu colmates. Tu n’aimes pas ceci, cela, eux, elles, tu n’aimes rien de ce que je dis, de ce que je fais. Mais tu m’aimes. On dirait ma mère. Tu dis souvent que tu t’entendrais bien avec elle. Tu as raison.
Tu vas m’appeler peut-être entre midi et deux, et nous rirons. De ce que j’écris ici, il n’y aura jamais d’écho, il n’y aura rien de fait, de changé. Je vais vieillir à tes côtés, et tu vieilliras avant moi. Nous allons souffrir en silence l’un à côté de l’autre. Et nous aimer.
Il y a cette chanson de Calogero (que tu n’aimes pas) :
« On va s’aimer
Se désaimer »
Je ne suis pas sûr de la suite, mais je sais que le texte me parle, et la violence de cette musique. De cet amour. Il y a des gens qui ont du talent, dans chaque domaine. Je sais les percevoir.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 26 septembre 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mercredi 13 novembre 2013