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Anne Savelli | supporter sa douceur (variation pour Dita Kepler)


 
 
Dita Kepler est un personnage virtuel évoluant dans un univers réel, qu’elle considère comme un décor et dont elle utilise à son profit certains éléments.

Cette phrase est vraie, mais elle est fausse aussi.

Dita Kepler est le nom sous lequel un ou plusieurs êtres réels (et nous sommes plusieurs, en effet) fait / font évoluer son / leur avatar dans un monde virtuel (images mentales / décors / jeux vidéos, etc).

Dita Kepler existe, elle m’a envoyé un e-mail : qui se cachait derrière ? Dita Kepler ? Mystère.
Dita Kepler est qui s’en empare.

Dita Kepler possède un nom de femme mais elle est susceptible de se transformer en n’importe quoi : être humain, animal, végétal, minéral, matière, objet. On dit « elle » (comme on dira « il » un peu plus loin, pour désigner un autre « personnage ») mais le pronom personnel n’a pas grand sens ici.

(si ce n’est pour le lecteur, peut-être)

Dita Kepler peut voler, planer, changer d’époque. Elle a des pouvoirs que nous ne possédons pas, mais de sérieuses entraves, aussi. La principale : avoir le crâne (ou ce qui en tient lieu) enserré entre deux feux de circulation. D’une tempe à l’autre : la rue, au bruit discontinu, envahissant (accélérations, coups de freins, accidents...). Comment y échapper ? Par la fuite, la course, le vol, l’exploration, la disparition : bref, par la métamorphose. Dita Kepler (autrement appelée Dita K, ou DK) avance en effet en se transformant en éléments de décor. Les entraves, ce sont également des pensées, bribes de phrases qui la traversent, qu’elle ne peut contrôler. Dita Kepler cherche un endroit où s’arrêter, où se mettre à penser (vraiment) hors du bruit. Ce qu’elle considère par « penser », on l’ignore.

Malgré les figurants, qui peuvent se multiplier à l’infini, dans le décor Dita Kepler est seule, jusqu’au moment où elle croise ce qu’elle appelle « l’objet du désir ». Objet qu’elle désigne comme « il » (puisqu’on dit un objet). Elle le perd de vue, finit par le retrouver. Dans cette variation pour Dita Kepler, l’objet du désir semble résumé par une qualité qui paraît à Dita effrayante : la douceur.

(au besoin nous nous appuierons sur une citation de Rilke)

Dita Kepler n’est pas seule, pourtant : une voix narrative, à laquelle il lui arrive de s’opposer, s’adresse à elle en la tutoyant. Lorsque Dita veut parler à quelqu’un d’autre, elle est obligée de le préciser.
 

 
Tu pourras supporter sa douceur ? Je ne sais pas. Tu sais qu’il ne se passe rien ? Oui. Et supporter son ironie ? Il me semble. Tu sembles imaginer... Quoi ?

Je ne sais pas si je supporterai sa douceur sa beauté son ironie douce douce ses doutes ses questions son intelligence son ubiquité sa solitude son entourage sa vie passée présente ce qui nous lie n’est rien je lui parle il me répond c’est tout (quand je dis tu c’est à lui que je m’adresse, toi je t’oublie laisse-moi).

Parfois je sombre lui aussi mais à contre-courant et sa douceur creuse surtout pas le sillon
creuse encore l’ornière le long de cette route qui la nuit borde un bois
ornière n’est pas le mot
fossé non plus
refuge ?
les phares
se cacher sous les feuilles
se cacher entièrement ne plus avoir de corps ne plus faire corps avec devenir organique et lié à la terre devenir invisible et mieux devenir feuille et devenir silence que les phares n’éclairent rien que les hommes ne quittent pas la route ne descendent pas de la voiture ne claquent pas
vitre gond et portière
ne cherchent pas
ne tirent pas du fossé
ne tuent pas

ne me tue pas
parfois je sombre

et sa douceur n’est plus il parle d’autre chose la douceur ne sauve pas on le sait le répète on est seul et au mieux paye quelqu’un qui d’en haut peut dire ce qu’il nous faut mais on reste
feuille dans la flaque

ne me tue pas
je cherche ailleurs m’y perds
il était là encore il y a trente-six secondes

il perd tout en route sa douceur et le reste
part dormir
me laisse
ou bien c’est moi qui dors et lui dans le fossé
comment dire ?
le refuge
devient feuille ?

sa douceur sa douceur tout le monde la vante le monde la désire
soudain il disparaît
sa douceur n’y est plus
il se volatilise il n’a plus rien à dire ni peau ni cheveux ni grain de voix et moins encore ce corps dont on ne saura pas la forme la texture
comment dire
les dire

où est-il passé
dissout
 
 
 
je te rappellerai, va, objet que tu es, sujet que tu es, décor et personnage, homme et ombre, outil qui met à jour d’autres corps plus proches
miroir
(trop simple)
reflet
(trop simple)
avancée dans le couloir

je te rappellerai, oh, et puis non, une fracture, une phrase, un presque rien et voilà que tout s’évanouit, il faut convoquer quelqu’un d’autre, une douceur autre, un autre corps, pour que progresse la narration.

Raconter l’histoire de cette femme qui n’est pas une femme, une figure de conte, entravée elle avance dans des lieux (des, tu dis ? comment ça s’appelle maintenant ? des surfaces, des trouées, des plans ?), des lieux si tu préfères, des cubes, des carrés qui ne la protègent pas, n’ont aucune patine, n’offrent ni accueil ni sécurité

(rassurante routine est morte)

n’offrent plus au regard un effacement possible

comme avant
(avant quoi ? comme avant n’a plus cours)

comme avant
époque révolue où se laisser couler, ne plus penser à rien, devenir papier peint sans jamais en prendre conscience (pourtant un monde en soi)

désormais sont des scènes
bien ou mal emboîtées
des cubes, des carrés
traversées du spectacle
et encore ?

De l’autre.

diagonale, parallèle, quelle que soit la forme qu’il prend
l’autre
ne crois pas qu’on s’en débarrasse.
 
 
 
L’objet du désir

Je l’invente, le convoque, parfois il me répond
et c’est comme un vertige

(ce serait rassurant s’il y avait une histoire : on pourrait s’appuyer aux rampes)

parfois il me répond mais il n’y a pas d’histoire

Je ne suis pas venue pour te prendre la main
je ne vais pas
tracer ta route
simplement je descends d’une strate
suis-moi si tu veux

oui j’ai peur de finir flinguée par des tueurs la nuit dans un fossé
qu’est-ce que tu veux que je te dise je suis dans un monde où c’est possible je suis dans un monde où ce qu’on invente apparaît

et alors
cette peur pourquoi ?
pourquoi pas la douceur ?

il faut croire que c’est pire.


Ce texte a été écrit par Anne Savelli dans le cadre des vases communicants, ensemble polyphonique initié par Tiers Livre et Scriptopolis. Le principe : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Ce beau programme a démarré le 3 juillet 2009 entre les deux sites cités supra ainsi qu’entre Liminaire et Fenêtres / open space. Salutations, donc.

Pour découvrir ma proposition d’octobre chez mon binôme, suivez la →.

Ce mois-ci 32 échanges. Merci très spécial à Brigitte Célérier qui a tenu cette liste jusqu’au bout avec beaucoup d’humour et de rigueur, joyeusement mêlés.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le vendredi 5 novembre 2010