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La « saison pourrie » ne prend jamais de repos, Maurice.

Il était né la même année que ma grand-mère paternelle (toujours en vie, elle, même si chaque heure Alzheimer l’éloigne d’elle et de nous) et il est mort un mois après mon grand-père (paternel, toujours) avec qui il partageait le même prénom : Maurice (répéter deux fois dans la même phrase le mot « même », qui plus est quand c’est la première, n’est pas un hasard quand il est question d’amour).
Durant les trente premières années de mon existence, il n’y eut qu’un Maurice dans ma vie puis sont arrivées Les Saisons. À partir de ce moment-là, dès que j’entendais prononcer ce prénom, je pensais à ces deux hommes comme à une seule et unique figure, ces deux-là qui ne se ressemblaient pourtant pas.
Après mes deux rencontres avec Maurice Pons, après nos quelques courriers et appels téléphoniques, il n’y eut plus rien entre nous. Il n’avait pas apprécié que je rende public dans la revue en ligne Inventaire/Invention ce que j’avais en partie écrit au Moulin d’Andé (où il résidait depuis soixante ans) – ce que je disais des lieux, oui, mais ce que j’écrivais sur lui, non : si discret il était, en retrait, si paradoxal aussi.
La revue en ligne qui avait publié mon texte en 2004 a fermé ses accès en 2010. J’en ai d’abord été troublé puis j’ai pensé que c’était mieux ainsi puisque Maurice Pons aurait aimé que je le fasse moi-même – mais je ne pouvais pas le supprimer ni le faire supprimer, je n’avais aucune raison de le tuer.
Quelques regrets : ne pas avoir réussi à dire à Maurice Pons que je n’avais rien prémédité, que ce texte s’était imposé à moi à cause de / grâce à / ma découverte des Saisons puis ma rencontre avec l’écrivain, l’homme. Ne pas avoir pu consulter les derniers tomes de son Livre d’or. N’être jamais retourné au Moulin d’Andé.
Mon grand-père est tombé une première fois, une deuxième fois, puis il a décidé qu’il ne marcherait plus. Le texte n’existait plus que sur mon site, je n’avais des nouvelles de l’écrivain que par l’intermédiaire d’autres lecteurs et mon grand-père devenait de plus en plus sauvage – prostré et silencieux ou violent et caractériel, répétant qu’il voulait crever et pleurant face au trou noir qui se rapprochait.
Il est le mort un 1er mai, la veille de l’anniversaire de sa femme, trois jours après ma dernière visite au mouroir – et ce jour-là il ne m’a pas reconnu ; il est mort il y a un mois maintenant, le jour de la Fête du travail, lui qui s’était cassé les deux mains en tombant de sa mobylette sur le chemin qui le ramenait de l’usine, lui qui ne travaillait plus depuis longtemps et avait été reconnu parmi les autres accidentés et handicapés du travail – un comble. Puis, hier, Anne-Marie m’a appris que l’autre Maurice venait de mourir : la « saison pourrie » ne prend jamais de repos.
Ce matin, j’ai lu ce qu’on écrivait de lui dans les journaux en ligne avant d’ouvrir le fichier qui contient le texte publié en 2004 mais je ne suis pas allé jusqu’au bout. Maintenant tout se mélange en moi : mes grands-parents et Maurice ne font plus qu’un – à cause des prénoms, des dates de naissance et de mort, de l’absence aussi (pour ma grand-mère, son mari n’est pas mort mais absent, il est dans les bois, à l’hôpital, dans le car, à la boulangerie : il n’est pas bien loin, il va revenir, elle l’attend). Elle l’attend. Nous aussi l’attendons. Nous attendons Maurice. Les Maurice.

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Le texte Maurice Pons dans l’ombre du moulin, publié en 2004 sur le site Inventaire/Invention, aujourd’hui fermé, est disponible sur ce site dans sa version intégrale et non réactualisée. Si vous souhaitez le lire en PDF, vous pouvez télécharger le fichier en cliquant ici.

 
 

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 9 juin 2016