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de la perte

 

 
 
À la fin du texte de Virginia Woolf, Les Vagues, une dame est assise à sa table à écrire pendant que des jardiniers balaient la pelouse. Mais devant moi, alors que celui qui joue Bernard est en train de se rapprocher d’une femme qui pourrait être la dame du livre, je réalise qu’il n’y a pas de table à écrire ni de jardiniers et encore moins de feuilles au sol. Il n’y a pas non plus ce triple mouvement que j’aime tant dans le texte, l’immobilité de celle, inatteignable, qui écrit, le rythme de ceux qui balaient les feuilles et le corps arrêté net dans sa course de celui qui décrit la scène. Non. Et quand bien même il y aurait tout ça je ne le verrais plus. Car à cet instant précis, ce n’est pas l’un des doubles de Virginia Woolf ni la comédienne que je regarde mais cette femme qui tient dans sa main droite un paquet de feuilles que vient soutenir sa main gauche. Ce que je ressens alors est une immense douleur. Et comme Bernard je comprends que moi non plus je ne peux rien contre la fragilité de cette femme qui se raccroche à ces feuilles sur lesquelles on a imprimé son texte.

Tandis que les autres continuent de jouer et de donner la réplique sans filet, la comédienne, elle, ne parvient pas à se séparer du texte écrit par Virginia Woolf, ce texte imprimé sur des feuilles qu’elle tient dans sa main droite. Si la dame du livre est assise, immobile, et tient le monde à distance (ce même monde qu’elle met en mouvement dans son carnet), la comédienne, elle, arrive à peine à tenir debout. Pâle, fragile, tremblante, elle avance péniblement. Ce n’est pas du trac. Cette femme est à bout de forces.

En sortant de la salle je ne pense qu’à elle. Je me demande dans quel état elle est à présent, si quelqu’un a pris soin d’elle et l’a ramenée chez elle ou si elle n’a pas plutôt terminé sa soirée à l’hôpital. Elle n’ira pas se laisser glisser dans la rivière, je suis certain de ça. C’est une douleur autre que son corps est en train de lui infliger. Et cette douleur-là vient résonner longtemps en moi. Elle porte un nom, celui que j’ai eu sur le bout de la langue pendant près de trois heures.

C’est de la perte dont il est question ici. De la perte et de l’oubli, mémoire et corps ensemble. De l’être qui perd son innocence (les jeux puérils, les flirts, les heures pleines de l’enfance), son maître à penser qu’on aime autant qu’on déteste. De l’être qui perd ses facultés quand le dedans se fait de plus en plus lourd à mesure que les années passent. De l’être qui perd ses amis d’enfance, ses amours, ses parents, ses forces, sa mémoire. De l’être qui sait qu’il n’y a plus de retour possible. De l’être qui perd ses repères, de l’être qui tient dans son poing ses aspirations, ses échecs, ses frustrations, sa dépression. De l’être dont les gestes sont des phrases en suspension. De l’être habité par la maladie, par l’écriture qui s’arrache, par toutes ces phrases qu’on aligne sans jamais parvenir à trouver l’histoire à raconter. De l’être dont la vie sans histoire possible à raconter tiendrait dans son propre souffle et trouverait l’ultime énergie dans le dire malgré la descente, malgré sa faiblesse de faire partie du monde qu’il pénètre mal, malgré son attachement viscéral à la nature, cette nature qui est souvent salvatrice, malgré la brutalité du réel qu’on peine à tenir à distance, malgré sa lucidité face à la vanité. Et dans cette perte, cette douleur, cette beauté sombre, profonde, sensible, l’image de cette femme qui tanguait tout à l’heure ne me quitte plus.
 


Initialement, ce texte a été publié sur le blog de Christine Zottele lors des vases communicants de novembre 2011.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mercredi 30 novembre 2011