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traverser #20

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(Cent moins dix.)

On ne voit pas le temps nous froisser, disais-tu, on ne le voit pas vraiment. Tu avais même dû finir par te convaincre de ça et, te connaissant, le nous n’était sans doute qu’un moi. Mais tu avais beau faire ton indifférent je savais depuis longtemps déjà que tes propos se situaient à l’extrême opposé de la réalité — comme pour ces autres choses que tu croyais bien cachées : le rouge liquide, la maraude, ta tyrannie. Regarder le temps filer c’est un truc inventé pour faire passer le temps à ceux qui s’emmerdent, disais-tu encore. Tu étais si fier de ça, tu t’en frottais le nez de plaisir et la cuisse aussi des fois. Mais tu la martelais un peu trop souvent cette phrase. Tu aurais pourtant dû savoir que ces étendards-là se fissurent à mesure que les années passent et à force de s’être côtoyés trop longtemps. Ces ritournelles finissent par se gripper. Mais tu n’as jamais été très honnête, avoue-le, et tu nous a bien bernés. J’ai longtemps pensé que toutes ces manœuvres et ces diversions (lorsque tu faisais le mariole pour amuser la galerie surtout) n’avaient eu qu’un seul but : qu’on ne s’inquiète pas trop pour toi. En réalité tu voulais qu’on te foute la paix et qu’on ne vienne pas trop fouiller dans tes affaires. Vous avez tellement d’emmerdes déjà, disais-tu pour couper court à toute discussion, on ne va pas vous faire en plus le coup du gâteux. Alors tu jouais au pépé gentil, pas chiant, qui mange tout ce qu’on lui donne, qui ne se met pas en colère, jamais en public, pas de caprices, pas d’aigreur, un pépé qui a de l’allure, qui fait dire aux gens Si seulement j’avais le même. Quand je pense à ce couteau que tu as sorti du tiroir de la cuisine un soir où tu étais ivre mort, quand je pense à cette paire de gifles que tu as distribuée un soir de fête, quand je pense à toutes ces fois où tu as voulu la frapper, quand je pense à tous ceux que tu as cherché à corriger... d’après toi, que doivent penser l’adulte que je suis devenu et l’enfant qui est resté avec ces images là de toi : pépé gentil ou prince des feintes ? À d’autres moments encore tu pouvais également être très calme, docile et presque patient. Sur les photos sur lesquelles on t’avait demandé de poser tu ressemblais d’ailleurs un peu à tes petits-enfants. Mais aujourd’hui, à force de compter à ta place et de ressasser, je ne peux m’empêcher de penser que tu avais tout prémédité et que tu la préparais depuis longtemps ta fuite. Mais pourquoi n’es-tu pas parti plus tôt ? Quelque chose te retenait mais quoi ? Quelles peurs ? Et ne me dis pas encore une fois que c’était cette putain de route je ne te croirais plus.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mercredi 8 juin 2011