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à la lettre (A)

 

 
Ici présent, nos corps sont nés centenaires sur le chariot d’une Remington portative qui appartenait à un éléphant fou furieux dont l’unique obsession était de leur faire enfiler les habits d’un vaillant soldat de plomb que ces brebis galeuses ne sont jamais devenues, ayant fui dès leur plus jeune âge le vent de la guerre pour se réfugier dans l’invention de la solitude qui n’est jamais qu’une invention de prestidigitateur : la solitude ne s’inventant pas plus que les lignes qu’ils n’ont eu de cesse de tracer et qui avec le temps ont toutes fini par ressembler à des cercles.

Quoi qu’on dise, nos corps n’ont jamais manqué de ressort ni de caractère, corps programmés pour réciter, répéter ou réinventer plutôt que pour créer et beaucoup se souviennent ici de leurs agitations. « Tout n’est qu’histoire de prédispositions, de leviers et d’engrenages », disaient-ils. Ils abordaient alors l’âge de la désinvolture et posaient fiévreux leurs pages face contre terre comme on empile des crêpes sur une assiette plate. Ils composaient des requiem à la gloire d’un Gouverneur ou d’un Sultan à Palerme qu’ils n’avaient pourtant jamais attendus, immisçant sous la peau de la langue les longues nuits de Flores en cordée, des corps-à-corps dans la chambre de Mariana, des transmissions au cordeau, un peu de circonvolutions mal accordées et puis du vin, du vent : des alcools et une robe.

Bien que le roman inachevé le soit encore à ce jour et que leurs articulations fassent désormais peine à voir – comme leurs ritournelles coincées dans le Sas – nos corps n’ont jamais abandonné. Malgré les Cassandre.

— Tout sera comme avant, leur disait-on, le patriotisme économique l’emportera et tout disparaîtra.
— Qu’importe, répondaient-ils ! Puisque c’est ainsi, nous deviendrons une sorte de canard à titres, une page de liens associés à d’autres corps, tout le contraire d’un voyageur sans bagage ou d’un fils unique car nous n’avons jamais eu peur de l’ombilic des limbes.

Bien sûr nos corps ont souhaité mille fois se couper les doigts, quitter le jardin de la connaissance ou encore se jeter dans le Canal Tamagawa. Mais ils savaient que disparaître n’était pas si simple pour eux et qu’on ne meurt jamais liquide quand on est constitué de tant de Mémoires d’Adam.

Je ne suis pas un héros et nos corps non plus.
Nous sommes seulement ce que nous avons lu dans le rouge-sang de l’intime ou sur le chemin du domaine sans nom du Grand Meaulnes.

Nous sommes les textes que nous caressons de dos et qui nous constituent.
Eux resteront – nous pas, le solde n’étant que souvenirs d’illusionnistes.
 


Les passages en italique font tous référence à des titres de livres écrits par des auteurs dont le nom de famille comence par la lettre A : Dominique A, Jean-Pierre Abraham, Caio Fernando Abreu, Philippe Adam, Jean-Marc Agrati, César Aira, Anna Akhmatova, Alain-Fournier, Pierre Albert-Birot, Robert Alexis, Pierre Alferi, Tariq Ali, Alphonse Allais, Hans-Christian Andersen, Leonid Andreev, Leopold Andrian, Claude Andrzejewski, Philippe Annocque, Jean Anouilh, Guillaume Apollinaire, Aharon Appelfeld, Louis Aragon, Antonin Artaud, Sergio Atzeni, Stéphane Audeguy, Rose Ausländer, Paul Auster, Pierre Autin-Grenier, Michel Azama.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mardi 16 novembre 2010