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enfance coupée (6/12/12)

J’étais debout, encore à Saint-Germain-des-prés, sur le quai de la ligne 4, entre un Anglais et une jeune femme qui avait peut-être fait danser une enfant dans une grande chambre claire de la rue Bernard-Palissy (par exemple). Il y avait, contre le mur, sous vitre et posés sur une sorte de velours noir, une feuille dactylographiée légèrement froissée ainsi qu’un stylo... c’était un extrait d’Enfance de Nathalie Sarraute et il était impossible de ne pas le savoir puisque c’était écrit dessus.
 
Je pourrais continuer ainsi longtemps et reprendre le texte de Sarraute à mon compte mais je m’arrêterai là.
 
Comme les portes du train s’ouvraient déjà, j’ai sorti l’appareil photo et capturé cet extrait d’Enfance que j’ai commencé à lire loin du Luxembourg, assis toutefois. Même si je reconnaissais ce passage, quelque chose me gênait. C’était et ce n’était pas exactement le texte que j’avais lu quinze ou vingt ans plus tôt. Comme si quelque chose d’important manquait pour bien faire le lien entre ce que j’étais en train de lire sur écran et le livre que j’avais eu entre les mains, un élément essentiel qui par son absence cassait la structure de cette page. Après un changement à Nation, j’étais sûr cette fois que l’essentiel se trouvait dans les parenthèses, dans les coupes. C’étaient ces coupes qui me gênaient. Ce bout d’enfance atrophiée.
 
Il m’a suffi d’ouvrir le livre à la bonne page pour suçoter à nouveau Enfance et remonter le chemin de l’autre part d’enfance retrouvée, la mienne. Il m’a suffi de retrouver le gros volume des Contes d’Andersen (bêtement gommé sur ce postiche froissé) pour refaire le trajet, comme la narratrice, bien des années plus tard, retourne sur son banc au Luxembourg, dans le « petit mur rose ».
 
Je me demande quel vent d’Ouest a soufflé à celui/celle qui a choisi ce passage de lui faire une coupe d’été pareille (et bien dégagé derrière les oreilles siouplait). Ceci dit, regardant cette photo pour la vingtième ou trentième fois, cette moumoute germanopratine est assez bien assortie au stylo posé sur la feuille. Mais dans cette ridicule mise en scène c’est surtout Nathalie Sarraute qu’on a mis sous vitre sur le quai d’un métro. Est-ce que les touristes tombent dans le panneau ? En tout cas, je n’en ai vu aucun se pencher, ni l’Anglais ni la jeune femme (si tant est qu’ils aient existé ce jour-là)... Allez, trêve de malice... lisons. Au moins, pendant ce temps-là, on oublie les enfances coupées, sous verre.

 
 

« J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié... il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
 
Je venais d’en écouter un passage... je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement... et à ce moment-là, c’est venu... quelque chose d’unique... qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve... mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui... « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas... et « extase »... comme devant ce mot ce qui est là se rétracte... « Joie », oui, peut-être... ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger... mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes... des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ? ... de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre... jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre... je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi. »

Nathalie SARRAUTE, Enfance, Gallimard, 1983.


_Photos : Paris, station Saint-Germain-des-Prés, le 6 décembre 2012
 
_Le projet de GRAINS D’INSTANTS est de remonter le temps en images à partir du 18 avril 2012 où j’ai posté mon premier instantané sur le réseau social Instagram, en reprenant ou en modifiant les légendes et, en suivant son évolution, de voir ce que peut créer ce décalage spatio-temporel. Pour en savoir plus sur cette rubrique, suivez ce lien. Parallèlement à ce projet je continue d’alimenter mon carnet d’instantanés sur Instagram où je poste désormais (sauf exceptions) une photo légendée par jour.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 6 décembre 2012 et dernière modification le dimanche 26 janvier 2014

Messages

  • vraiment heureuse, cher Christophe, de retrouver ici Sarraute après nos échanges de l’autre jour - au moins ce cadre d’enfance coupée vous aura-t-il permis de retourner vers le livre, et m’aura-t-il permis, vous lisant, de retrouver plaisir au souffle si ponctuée des phrases, à cette recherche du mot jusque dans les abîmes de la sensation...

    ""Joie", oui, peut-être... ce petit mot modeste"

    merci, Christophe ; et qu’un peu de cette joie dans les livres éclaire la journée très grise

    CLaire

    • j’avais cette photo tout près, Claire, quand le nom de Sarraute a surgi ici ; j’ai failli vous en parler, puis non : j’ai préféré préparer ma surprise, en douce

      et si la photo était déjà prise, le texte n’était pas encore écrit ; il est venu plus tard, à force de repenser à notre échange, à force de regarder cette image : tout ce monde sensible et incarné qu’on avait atrophié, on se devait de le remettre en forme, on se devait de le sortir de sa vitrine grotesque

      merci, une fois encore, à vous
      et puisse le gris se dissiper au profit de la joie