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Laurent Herrou | Avant | 17 juillet 2003

J’adresse les premiers mots aux ouvriers sur le balcon à 8:15. Les premiers mots du 17 juillet, j’ai enfilé un caleçon noir, j’ai bien pensé rester nu, exciter leur convoitise, je me suis habillé sommairement (un caleçon noir), j’ai demandé : vous voulez que je ferme les fenêtres ? Il y avait un très jeune ouvrier, pas mal, et le plus vieux que j’avais vu hier déjà : maintenant ce sont des peintres, les maçons sont partis. Le plus vieux a des yeux très bleus, perçants ; hier, quand je l’avais salué (même tenue), il m’avait fixé avec intensité. Non, me répondent-ils, ils m’expliquent en quelques mots ce qu’ils font aujourd’hui, je ne comprends pas, j’ajoute : donc je peux laisser ouvert ? Ils confirment.
Sur le verbe « confirme », dans le troisième ou quatrième chapitre de Femme qui marche, Henri Dhellemmes a annoté mon texte : « [comprends pas] ». J’ai reçu le texte annoté en effet, hier, retransmis par mon père depuis le bureau parce que ma version de Word ne lisait pas les corrections de l’éditeur. C’est ma mère qui a appelé, elle voulait prendre de mes nouvelles après la crise de midi, elle avait appelé la Fnac, ils lui avaient dit que je n’étais pas retourné travailler, je suis passé à autre chose, j’ai dit : c’est pour le nouveau livre. Elle a proposé que j’envoie le texte par e-mail vers cinq heures et demie à mon père, qui vérifierait. Elle a rappelé vers sept heures, elle a demandé : ça marche ? J’ai vérifié à mon tour, internet, l’envoi du père, j’ai dit : je te rappelle. Ça marchait. Quand j’ai rappelé, j’ai eu droit à la voix blanche du père. Tant mieux. Pas d’émotion. La gueule, en somme. Je ne me suis pas décomposé, j’ai remercié, j’ai demandé à Jean-Pierre, ensuite : il faut que je m’excuse ? Je dois me sentir coupable, une fois encore ? Il a secoué la tête.
Non.
Non, arrête de t’excuser pour tout le monde.
C’est ça : j’arrête d’être coupable de tout, de tout prendre sur moi. Je me suis dit que si Anne, ma responsable à la Fnac, me demandait ce qui n’allait pas, je lui répondrais que j’avais eu de gros chocs, tant sur le plan personnel que professionnel, que je n’arrivais pas à digérer. J’ai imaginé aussi que je lui tenais tête, que je lui disais que je ne lui faisais plus confiance, je demandais : il y a une loi qui m’oblige à te raconter ma vie, c’est ça ? Je sais qu’il ne faut pas. Il y avait un message de Françoise sur le portable, qui s’inquiétait de mon départ précipité en début d’après-midi, et un appel de Séverine, qui ne travaillait pas hier, pourtant mise au courant, qui demandait que je la rappelle, disait qu’elle comprenait aussi, si je ne la rappelais pas. Je n’ai rappelé personne. Sauf mon père à propos du texte de Femme qui marche.
Il n’y a plus que cela qui compte : le texte de Femme qui marche. Henri dit qu’il aura peut-être d’autres suggestions, plus tard, sur les épreuves. Que pour le moment, c’est surtout de la mise en page pour aérer le texte. Et un allègement de l’ensemble en abandonnant les adverbes dont j’abuse. Un petit travail – mais travail, quand même.
Kinu pense qu’il vaut mieux que je ne travaille pas de textes pour lui, dans la mesure où il ne sait plus si le projet verra le jour, vu le contexte financier et professionnel qu’il affronte en ce moment.
Triangul’ère pense que mon texte Mutilé, tout brillant qu’il soit, risque de leur attirer des ennuis s’ils le publient en l’état.
C’est le matin, Jean-Pierre sous la douche, deux ouvriers sur le balcon, moi aux commandes de ma vie, derrière le clavier.
J’ai rêvé juste avant de me lever, après la première sonnerie du réveil, que Robert s’approchait de mon lit, qu’il se penchait sur moi, me serrait dans ses bras, de façon trop expansive pour être juste naturelle, il m’emballait quasiment, m’enveloppait dans ses bras, j’étais soufflé, je demandais : ça va, toi ? Il hochait la tête en s’éloignant. Je me suis dit qu’il était peut-être mort, qu’il venait me faire ses adieux.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 17 juillet 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 12 septembre 2013