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Laurent Herrou | Avant | 26 juillet 2003

Je crois que je ne supporterai jamais l’été, la chaleur, l’odeur du corps, les sensations. La transpiration, l’étouffement. On regarde Opération Séduction, les garçons et filles sont aux Caraïbes, je me prends à rêver de piscine, de maillot de bain, de vent dans les palmes et de sable blanc. Je ne supporte plus l’été, la ville.
Mathieu appelle, il dit : ce sont les vacances, alors ? Tu dois être bronzé de partout…
Je ne supporte pas l’été, je me dis quand même que c’est un avantage de pouvoir être à poil quand on a un plâtre. Jean-Pierre m’explique que l’hiver, il faut découper ses vêtements (chemises ou pulls). L’hiver à Nice, il fait bon, frais. Soleil. Ciel bleu. Je suis pour l’hiver, je suis un gars du nord. Breton.
Pas très concentré sur le journal, mais je me suis rendu compte depuis le plâtre que je n’arrivais plus à rien. J’ai bien fait de travailler Femme qui marche dans les premiers jours : aujourd’hui, taper à deux doigts me prend la tête. Je n’ai plus envie. J’ai quand même écrit un argumentaire pour H&O, en fait j’en ai écrit deux, un obtus comme je sais faire, et un sobre, qui raconte l’histoire en quelques mots. On a choisi le second, avec Jean-Pierre ; pour la photo, par contre, on n’a encore rien choisi.
Je ne supporte pas l’été, ou je ne supporte pas le plâtre. Jean-Pierre ne se sent pas de conduire seul mille bornes jusqu’en Bretagne – je le comprends. Pour Lyon, il a mis vingt-quatre heures à se remettre. La chaleur n’aide en rien. Hier soir, on a mangé une glace dans le Vieux-Nice avec Emily, Steve et Angélique, la tête me cognait, je n’arrivais pas à être de bonne humeur, j’avais trop chaud, Jean-Pierre, pareillement, masquait son emmerdement (les gens, la chaleur, l’ambiance estivale) ; en remontant vers la maison, je lui ai fait remarquer qu’à Lyon, n’empêche, on était de bonne humeur. Il a répliqué qu’Angélique (qui vit à Lyon) avait raconté que les semaines précédentes, la température avait été extrême là-bas aussi, qu’en somme on avait eu de la chance. N’empêche, j’ai dit, regarde ton humeur. Ta fatigue.
Il a répondu : c’est vrai.
On était d’accord.
Mathieu part à San-Francisco pour le boulot, huit jours. J’imagine…

J’ai du mal à me concentrer sur les choses à faire – les choses que j’ai à faire, ou celles que j’ai envie de faire. Jean-Pierre plaisante sur la possibilité que ma chute ait atteint le cerveau aussi, et je me charrie moi-même. Mais il est vrai que, à cause de la chaleur ou à cause de l’immobilisation du bras, j’ai des problèmes de concentration. Comme si toute pensée était squeezée par les sensations physiques – le chaud, la sueur, le bras, l’engourdissement. C’est cela : je m’engourdis. Ça ne m’empêche pas de revenir vers le journal constater mon incapacité. Il y a donc, quoi qu’il arrive, et toujours, une volonté.
J’ai fait trois tentatives de couverture à partir des photos de Jean-Pierre, j’ai été emballé par chacune. Jean-Pierre a commenté : tu vois que, mises en page, les photos rendent bien. C’était vrai. J’ai dit : j’envoie à H&O, Jean-Pierre m’a arrêté, il a dit : c’est le week-end, ne les harcèle pas… Ça peut attendre lundi. J’ai obéi. Je sais qu’il a raison. Je voudrais faire trente-cinq choses dans la journée, je voudrais que les choses faites aboutissent à d’autres choses, je voudrais ne jamais avoir l’impression que les choses sont en attente. Je voudrais ne jamais perdre de temps.
On dîne avec Mathieu ce soir – j’ai peur que la chaleur me contrarie, me fatigue encore plus.
Demain, l’anniversaire de ma mère : mon père a l’idée d’un brunch sur une plage privée, je dis : oui, oui… Je ne gâche rien, je sais que cela va être infernal. Le plâtre, la mer proche, ma blancheur. Le soleil.
Il y a quelques nuages cela dit, et un peu de vent, de temps à autre.

Jean-Pierre fait du café, je le rejoins à la cuisine pour le boire.
À chaque retour dans la chambre, je vois sur le lit les trois projets de couverture. C’est une impression étrange, de regarder le titre, mon nom, de me dire que la couverture définitive est peut-être là, celle que l’on retrouvera sur les tables des librairies. Il faudrait arrêter d’y penser – et de ne penser qu’à cela. Il faudrait (j’y pensais ce matin) relire Chester et Paul, le début du texte. Il faudrait répondre aux mails.
Une chose s’est produite hier, que je n’ai pas racontée. On se connectait sur internet, Jean-Pierre et moi, et j’ai eu envie de revoir le site de H&O, et ma photo. Je suis passé par mes sites favoris, c’est-à-dire que j’avais enregistré H&O dans le menu d’AOL : il me suffisait donc de cliquer dessus pour y accéder sans avoir à rechercher le libellé du site. Mais ça n’a pas marché. Déconfit, je suis allé chercher le lien que j’avais envoyé à Michel Zumkir pour qu’il en sache plus sur Femme qui marche – là encore : échec. Je me suis dit que c’était une chance que je n’aie pas envoyé le lien à davantage de monde. Puis j’ai commencé à baliser, pensant que H&O, dans l’intervalle entre ma première découverte de la photo (mardi) et hier, avait changé d’avis. Qu’ils avaient modifié leur site pour que personne n’ait l’information. Qu’ils ne me publiaient plus. Je me suis déconnecté, fortement angoissé. Jean-Pierre souriait, il disait : ça t’apprendra, à être narcissique. Quand il a quitté la chambre, je me suis reconnecté : j’ai ouvert le premier courrier de H&O, j’ai recopié l’adresse complète de leur site dans le moteur de recherche ; j’ai lancé internet. Ma photo est apparue très vite, et j’ai retrouvé mon sourire. Mon calme. Ma confiance en moi. J’ai failli écrire un mot à H&O pour leur dire que leur lien ne fonctionnait pas, mais j’ai réalisé que c’était sans doute une merde supplémentaire inhérente à mon système, ou au serveur. J’ai laissé tomber. Je suis allé voir Jean-Pierre, j’ai glissé : j’ai retrouvé ma photo.
Je crois que je suis dingue.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 26 juillet 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 19 septembre 2013