christophe grossi | lirécrire

Accueil > f(r)ictions > archives > corderie > corderie (journal) #10

corderie (journal) #10

La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.

« Et dans ma mémoire souffrante qui est mon seul avoir
Je cherche où l’enfant que je fus a laissé ses empreintes. »
Louis-René des Forêts, Les Mégères de la mer

« Déparasiter, verbe transitif :
Faire en sorte que le fonctionnement d’un appareil
ne soit pas perturbé par des parasites. »
Larousse

 
 
Le Spregal n’est pas le titre d’un film d’horreur mais un antiparasitaire non remboursé par la sécurité sociale (23,40 € la lotion). J’imagine que les cerveaux chauffés à blanc de la santé publique ont trouvé juste qu’un individu infesté de parasites ne soit pas pris en charge : Il n’avait qu’à faire gaffe, n’avait pas à frotter sa couenne dans le bois de Trousse-Chemise, à se rouler dans un canapé, à partir en vacances.
Je sens que la honte de montrer mon corps couvert de boutons et d’en nommer la cause est maintenant doublée d’un sentiment de culpabilité provoqué par le non-remboursement de ce médicament : puisque j’ai fauté je dois assumer cette faute (je n’en reviens pas que la culpabilité judéo-chrétienne, cette glu, me poursuive jusque dans ma lecture d’une notice de médicament). Si j’apprends que la ministre de la Santé vient à passer quelques jours de vacances dans les parages je crois bien que je me jetterai sur sa personne entière et son staff jusqu’à les contaminer. Mais comment font les personnes qui n’ont pas les moyens de se soigner : sont-elles prises en charge ? j’espère que oui.
J’ouvre la boîte, en sors la notice et lis : « Dans la classe pharmacothérapeutique (“pharmacothérapie utopique” suggère le correcteur orthographique), le Spregal est un Scabicide (P. Produits antiparasitaires). » Il appartient donc naturellement à une famille (là aussi ça pullule) de médicaments appelés scabicides. « Spregal est utilisé pour traiter la gale, une maladie contagieuse. Il détruit certains parasites de la peau. Si vous êtes allergique (hypersensible) à l’une des substances contenues dans ce médicament », blabla rubrique 6. S’ensuivent les mises en garde habituelles, les précautions d’emploi, les préventions en cas de grossesse et d’allaitement, un laïus si conduite de véhicules et utilisation de machines ; l’aventure reprend avec la posologie, le mode et la voie d’administration, la fréquence, les symptômes et les instructions en cas de surdosage, les effets indésirables éventuels et la conservation avant de s’acheminer sur un beau générique de fin (distribution sans musique de fond) avec le nom du titulaire et de l’exploitant (laboratoires Omega Pharma à Châtillon), celui du fabricant (Aerofarm à Marseille) et la présence du sujet (en l’occurrence moi : originaire de Franche-Comté, domicilié en Île-de-France et coupable de s’être auto-parasité sur l’île de Ré).

Mon fils joue dans la pièce d’à côté, C. est allée se reposer. La porte de sa chambre n’est pas fermée. Habitant son univers avec une belle énergie et une grande insouciance, les agacements de son père ne doivent pas l’atteindre. Tout absorbé que je suis par la notice du Spregal et impatient aussi d’en terminer avec cette histoire de parasites (je ne dois pas être le seul d’ailleurs : j’imagine en ce moment les lecteurs en train de se demander quand cette anecdote va enfin prendre fin) je ne prête d’abord pas attention à ce qu’il peut faire dire à ses personnages, camions, dinosaures, bonshommes. Et alors que je m’apprête à détailler la notice du Stromectol, une expression vient jusqu’à moi, m’attire, m’arrête, me fait oublier cette vindicte contre la sécurité sociale et la ministre de la santé (je devrais plutôt prendre les propriétaires de la maison de vacances par la peau du dos et fourrer leur museau dans le canapé pourri – ce que je ne fais pas) : je l’entends distinctement construire un dialogue des plus créatifs alors que deux de ses personnages sont en train de se livrer bataille (concrètement un Playmobil se fait décapiter par un tricératops mais l’annonce de la sentence est loin de ressembler aux cris qu’il pousse habituellement). Il parle, invente, crée, le corps en action, la langue prenant corps.
Surpris d’être entré malgré moi dans son univers, j’écoute les dialogues qu’il improvise, quels mots il utilise, quelles formules, quelle syntaxe, quelle grammaire. Ce n’est pas seulement de la fierté que je ressens alors. Je devine immédiatement que ça va toucher en moi un monde ancien, retiré, enfoui ou perdu tandis que je viens d’avoir accès à l’espace qui est le sien (dans lequel habituellement je ne cherche pas à entrer s’il ne m’y invite pas), cet espace où il se sait seul, où il n’a personne à qui plaire, personne à convaincre, à séduire, à corrompre – ce qui n’est pas le cas de ses personnages à ce moment-là. Il est lui, seul, sans personne autour, insouciant, désinhibé, exécutant dans le même temps les gestes ancestraux du guerrier tout en s’entraînant à agencer des mots qu’il a ramassés un peu partout. Là il construit des phrases où règne une belle anarchie, une poésie brute, où il n’a pas à respecter la norme linguistique, confondant les registres de langue, les expressions, les temps verbaux, créant un dessin de parole où il ne se soucie ni du cadre ni des couleurs, laissant son imagination et son inconscient construire ce monde qui l’échappe et se modifie à mesure qu’il croit le contrôler. À cet instant précis je crois saisir que si ses phrases primitives paraissent si naturelles c’est peut-être parce qu’il est à un âge où il n’est pas encore inhibé par l’école ni par ses parents ou le reste du monde : les conventions, le dehors. Il est sans format, sans blocage, sans complexe.
En me donnant accès à son monde, mon fils rouvre le mien perdu. Il me ramène dans ma chambre d’enfant et, comme à chaque fois que je reviens dans cette chambre où je jouais il y a plus de trente ans, surgit alors l’image de mon père : à quel moment s’est-il senti devenir père ? qu’est-ce qu’être père une fois qu’on a signé toute la paperasserie habituelle et qu’on a reçu ce pack de bienvenue ou ce tout-en-un qui sous le terme de paternité contient la reconnaissance administrative, la responsabilité légale ou encore l’éducation ? c’est quoi se sentir père une fois qu’on nous a tout expliqué en quelques lignes dans telle méthode Assimil ou dans tel essai écrit par des professeurs et des spécialistes de la question ?
Je ne cherche pas de réponse idéale. Je ne veux pas de réponse parce que je ne me posais pas la question jusque-là.
Il y a que soudain j’ai la sensation subite de ressentir entre lui et moi ce qu’on nomme « filiation ».
Je ne crois pas faire de sentimentalisme à ce moment-là car j’ai bien conscience que le quotidien est plus difficile à appréhender et à vivre que ce temps arrêté dans notre vie, que l’apprivoisement mutuel est beaucoup plus cruel pour lui et pour moi qui en avons parfois ras le bol de l’autre, et chacun à notre tour. Je sais bien qu’il y a eu et qu’il y aura encore des affrontements, des provocations, des déceptions, des hontes ravalées, des envies de meurtre. Mais là, à cet instant précis, et tandis que je m’apprêtais à lire la notice du Stromectol, mon fils a ouvert une porte que je croyais fermée. À la fois il m’a fait entrapercevoir un bout du jardin perdu et prendre conscience qu’un jour, dans peu de temps, lui aussi perdra le sien mais qu’il pourra peut-être, si un jour il devient père à son tour, le retrouver dans les gestes et les mots de son fils, que ce dernier pourra le ramener vers le geste qu’on a tous exécuté, celui de la création pure, quelle qu’elle soit.
Je mesure la chance que j’ai dans cet instant volé d’avoir été arrêté dans mon obsession, dans mon souci du corps sali, de vivre cette vision de nous – sensation personnelle, intime et presque informulable – et d’avoir pu l’accueillir en moi qui suis dans l’entre-deux : mon fils n’est pas encore formaté et encore moins père tandis que mon père n’est pas encore mort.

Le Stromectol non plus n’est pas le titre d’un film d’horreur mais un autre antiparasitaire. Sur l’ordonnance, le toubib avait noté qu’il me fallait avaler cinq comprimés de ce médicament en raison de mon poids avoisinant les 80 kilos mais la boîte vendue par le pharmacien (qui n’accepte pas les mutuelles des touristes ni les cartes bleues en dessous de 15 €) n’en contient que quatre. Je comprends très vite qu’il aurait fallu deux boîtes.
Cet antiparasitaire est « préconisé en traitement de l’infestation du tube digestif par les anguillules (strongyloïdes stercoralis), la microfilarémie en cas d’infestation par le filaire Wuchereria bancrofti (filariose lymphatique), la gale humaine ». Le reste de la notice ressemble à la précédente sauf que la posologie est ici très précise : « on recommande 200 yg d’ivermectine par kilogramme de poids corporel en une seule prise par voie orale. » Pour moi : 80 x 200 = 16000 yg ou 16 mg, la boîte contenant 4 comprimés de 3 mg (12 en tout). Il me reste à commander une autre boîte ou à maigrir très rapidement de 14 kg.

Ce soir : séance de déparasitage après le coucher du fils.

@ suivre...


_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a vu le jour dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : aléatoires

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le lundi 23 septembre 2013