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corderie (un récit) #14

La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.

Parce qu’il me regarde parfois comme s’il me voyait pour la première fois ; parce que je le regarde souvent sans savoir quel homme il deviendra ; parce que plusieurs fois par jour il se regarde dans le miroir en se demandant si c’est bien lui dans le reflet (comme il se nommait par son prénom mais jamais avec le Je quand je lui montrais des photos de lui il y a deux ou trois ans) ; parce que je me demande si c’est bien moi, là, en face de lui, et qui de moi le regarde ; parce que je vois bien qu’il ne sait comment s’éloigner de moi tout en ne me perdant pas de vue ; parce qu’il n’est pas moi mais qu’il est en moi ; parce qu’il est de moi mais pas à moi ; parce qu’il conjugue l’abandon avec la même appréhension que moi enfant ; parce que si je sais depuis longtemps comment faire des bébés je ne sais toujours pas comment faire un père ; parce que sa naissance est pour lui encore une drôle d’inconnue ; parce que pour nous deux, depuis le premier regard, c’est un peu une suite de faire-parts lancés au petit-bonheur-la-chance, mais faire père, c’est quoi faire d’autre ? ; parce que le mal qui m’a d’emblée atteint, inquiétude et bonheur mêlés, ne cesse d’enfler ; parce que ce mal d’aimer, la filiation, je vois bien qu’il l’a contracté lui aussi ; parce que nous partageons la peur de perdre l’autre : faire perd ; parce qu’entrer tout droit dans la corderie sans avoir à demander la clé (il n’y en a pas) ou à fournir ses papiers reste pour moi très difficile à exprimer ; parce que ses jeux sont l’apprentissage inconscient de ses futurs gestes adultes ; parce que si les mains se crevassent à force de nouer, de tisser ou de tordre, jusqu’à présent notre lien est intact ; parce que parfois il m’exaspère autant que je peux me détester ; parce que tenter de décrire sa corderie au plus près de soi, à hauteur d’homme, ne signifie pas qu’on sera bien lu, maintenant ou plus tard ; parce qu’il y a des moments, des mots et des regards qui nous échappent à lui et à moi ; parce qu’il nous incombe de faire l’expérience d’un nouvel apprentissage, ensemble et séparément : accueillir un deuxième enfant ou sa première sœur ; parce que, pour continuer à être au plus près de lui sans le presser, l’étouffer ou le frustrer, j’ai besoin de ce temps à nous, sans sa présence sous mes doigts, devant l’écran ; parce qu’avant de disparaître j’avais besoin de lui transmettre ces phrases qui ne peuvent être dites autrement, qui ne peuvent être dites, que je ne saurais dire ; parce que s’il devait lui arriver malheur je voudrais pouvoir le retrouver ici, plus vivant que sur une photographie.

Aujourd’hui, dernier jour dans la maison de location. J’aurais aimé retourner sur le Banc du Bûcheron et nager et plonger et regarder encore les catamarans mais il a plu. Pour la première fois il a plu dès le petit-déjeuner et plutôt que d’aller regarder l’océan depuis la plage en jetant des regards au loin ou des cailloux dans l’eau, j’ai préféré ne pas y aller. Alors nous avons :
rangé, nettoyé, acheté de quoi se souvenir dans les assiettes et les verres une fois rentrés, fait un dernier dessin, lu quelques pages d’un texte moyen, chanté, caressé un ventre rond et ébauché malgré nous une sorte de bilan.

Maintenant, c’est plus fort que moi : je repense à cette deuxième semaine passée ici. Je repense à elle parce qu’elle n’a pas été aussi légère que la précédente. Aussi parce que j’aimerais oublier que le toubib de la ville voisine, après m’avoir écouté et examiné à l’aide d’une lampe, est resté à bonne distance de son sac à puces de patient. J’aimerais oublier que la pharmacienne, après avoir lu l’ordonnance, a eu un bref mouvement de recul. J’aimerais oublier que C. et notre fils ont commencé à se gratter à mesure que je les informais de mon état. J’aimerais oublier que le toubib (qui a comme patients les deux retraités qui nous louent la maison) m’a expressément demandé de ne pas les alerter : Ils sont déjà assez anxieux comme ça, ils vont s’inquiéter, ça ne servira à rien, soignez-vous et n’en parlez pas, profitez de vos vacances. J’aimerais oublier que C. s’est immédiatement mise en colère et m’a redit ce qu’elle avait soupçonné deux ou trois jours auparavant : cette maison n’est pas clean. J’aimerais oublier que le nom du patron de la pharmacie qui n’accepte ni la mutuelle des touristes ni les cartes bleues en-dessous de 15 euros est Loiseau, comme les frères du même nom dans les aventures de Tintin : des vénaux. J’aimerais oublier que le nom du médecin est Mal* : j’aurais dû me méfier. J’aimerais oublier que cette invasion de parasites non identifiés en moi a provoqué dégoût, colère, résignation, honte et effroi. J’aimerais oublier que, ce premier jour où je suis ressorti galeux de chez le toubib, j’ai pris la direction de la plage et que j’ai nagé comme un forcené en tentant de suivre les bateaux et les catamarans qui regagnaient la zone de mouillage de la Patache, que ce même soir j’ai pris une douche en frottant tout mon corps à l’aide d’un gant de crin et d’une crème de douche au citron avec une énergie disproportionnée, que cette même nuit je n’ai pas osé entrer dans la chambre de mon fils pour lui lire une histoire. J’aimerais oublier ce soir où C., avant de m’appliquer la lotion (Spregal) dans la douche, s’est protégée la bouche et le nez à l’aide d’une écharpe pour éviter d’inhaler l’antiparasitaire. J’aimerais oublier que j’ai fait de même et que tous les deux nous avions l’air d’une Bonnie et d’un Clyde dans le miroir de la salle de bains. J’aimerais oublier que, lorsque je suis entré dans la douche, j’aurais préféré me traiter tout seul (mais je n’aurais pas pu atteindre toutes les parties de mon corps comme la notice le stipulait). J’aimerais oublier que C. devait m’asperger ce produit visqueux de haut en bas, du cou à la plante des pieds en passant par les épaules, le torse, les bras, les mains, le ventre, le dos, les fesses, l’anus, le sexe décalotté, les jambes, les chevilles. J’aimerais oublier que j’ai pensé à ces gens qu’on douche de force, qu’on karchérise, torture, humilie ou gaze. Je n’ai pas oublié qu’en moi je lui demandais pardon d’avoir à lui imposer ça, surtout à ce moment-là, notre fille dans son ventre. Je n’ai pas oublié qu’en sortant de la salle de bain je marchais sur les talons et le côté extérieur du pied pour ne pas glisser et ne pas faire de traces : le produit était si gras qu’il laissait comme une empreinte de fer à cheval sur la tomette (les jours suivants j’ai eu beau frotter les traces de "pas" sont restées). Je n’ai pas oublié que ça brûlait, que ça a brûlé une bonne partie de la nuit, les muqueuses surtout. Je n’ai pas oublié que cette nuit a été très longue. Je n’ai pas oublié que, même les fenêtres ouvertes, ça puait dans la chambre. Je n’ai pas oublié que C. a dû changer de pièce, qu’elle avait envie de vomir. Je n’ai pas oublié que la notice conseillait de garder pendant douze heures le produit sur soi sans se laver. Je n’ai pas oublié les draps poisseux. Je n’ai pas oublié qu’au matin certains boutons étaient moins visibles mais qu’il en restait, que ça démangeait moins. Je n’ai pas oublié que c’est à ce moment là que j’ai dû avaler le Stromectol et que ce médoc m’a troué l’estomac. Je n’ai pas oublié qu’après la douche j’ai dû me coucher, plié en deux pendant une heure au moins, persuadé que mon estomac allait exploser. Je n’ai pas oublié que j’étais d’une humeur de chien, qu’on s’est engueulés à cause de ça. Je me souviens avoir appelé mon médecin traitant mais il était en vacances. Je me souviens que j’ai acheté du A-par, ensuite j’ai désinfesté chaque habit un par un, à l’endroit à l’envers, je les ai enfermés dans des sacs poubelles puis je les ai laissés mariner dans leur jus pendant une journée avant de les passer une nouvelle fois à la machine. Je me souviens que j’ai appelé l’hôpital Saint-Joseph mais que tous les dermatologues étaient en vacances. Je me souviens que j’ai découvert un traitement sur un site spécialisé en aromathérapie, que je me suis rendu dans une pharmacie recommandée par un site spécialisé, que je suis tombé sur une pharmacienne curieuse et patiente qui m’a posé tout un tas de questions. Je me souviens qu’elle connaissait bien la gale, qu’elle a demandé à voir mes boutons et qu’elle m’a affirmé que je m’étais trompé. Je me souviens de son verdict : C’est un parasite mais ce n’est pas la gale. Je me souviens de ma réponse : Je ne me suis pas auto-diagnostiqué. Je me souviens qu’elle a fait mine de ne pas entendre ma justification. Je me souviens que, selon elle, avec la dose que j’avais prise j’étais à l’abri d’une rechute. Je me souviens que j’ai commandé sa pâte verte, que je suis allé la rechercher deux jours plus tard, que les boutons avaient disparu entretemps. Je ne saurai sans doute jamais qui avait raison.

Il y a tant de corps en moi, tant de corps à porter et à accompagner vers la lumière ou la tombe, il y a trop de corps : étrangers, inconnus, aimés, pluriels, dans mon propre corps, devant mes yeux ou dans ma tête. Il y en a tant que je ressens la nécessité de leur donner le visage qu’ils ont eu le temps d’un bout d’été. C’est devenu une obsession. Je me dois de le faire, par peur de les voir revenir, de les oublier ou de les perdre. Alors je les convoque une fois de plus dans cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, eux tous : ceux qui sont en vie, en moi, près de moi ou à des centaines de kilomètres, celle avec qui je vis, celui que j’ai présenté au monde, celle qui n’est pas encore née, celle qui ne se souvient plus qu’elle est déjà partie, dont le câble pendouille dangereusement et que je n’arrive toujours pas à nommer.

Certains tracent des lignes, dessinent des carreaux, font le vide, défont les marques au sol, piétinent ou labourent, d’autres avancent sur la pointe des pieds, ne font pas de traces ou si peu, s’allègent, s’isolent, se contiennent, d’autres encore esquissent quelques courbes, suivent les pointillés, s’alimentent dans l’ellipse ou bien choisissent de s’assembler. J’ai décidé sans le vouloir mais en le désirant suffisamment de passer à la ligne mais ce retour à la ligne, tout en me rapprochant des miens, m’éloigne des origines.

Demain nous quitterons l’île puis nous passerons le pont ; nous rejoindrons le continent et rebrousserons chemin, chacun dans son mouvement, eux deux + 1 dans le train, moi et les bagages dans la voiture. Mais une fois la porte de la maison de location fermée aurai-je toujours les clés de la corderie ?


_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a commencé à s’imaginer dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : aléatoires

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mercredi 23 octobre 2013