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corderie (un récit) #15

La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.

Ça finit souvent un matin, les vacances. Alors commence la remontée, en cordée, la corderie en tête, un œil sur le compteur, l’horloge digitale et le GPS, l’autre sur le cul affaissé des bagnoles.

Nous passons le pont ensemble puis nous nous séparons à La Rochelle. Comme à l’aller, nous ferons voyage à part (comme d’autres font chambre à part), eux dans le train, moi sur les autoroutes avec les bagages.

Comme je ne roule plus souvent seul, j’ai hâte de fendre le paysage, de participer au déplacement, de voir les images de la route télescoper celles qui viennent parfois de loin : les incidentes et les refoulées. Il me tarde, à peine assis, de compter kilomètres et heures, de décompter heures et kilomètres, de chanter en espérant ne pas déchanter, d’écouter moteur, clignotants, klaxon, vitres que je baisse et remonte, impacts sur le pare-brise et cailloux sur la tôle tout en laissant décanter les jours derniers, de prendre le temps de rouler pour que se déroulent toutes seules les bobines de fil, d’enrouler pensées fugaces et passé pressé de refaire surface avant la pichenette suivante. Je suis impatient d’écouter des voix et, là aussi, d’entremêler les inconnues, les choisies aux absentes, aux fuies, avant de les faire ricocher au fil de l’autoroute ou de les écrabouiller.

La route comme la corderie : se sentir maillon d’un ensemble, dans la solitude.

On a pris le temps de la traversée et de trouver un endroit central où se souhaiter bon voyage. Ensuite, gazole, kit de survie calorique (ils osent appeler ça « menu Gourmet »), clope, tout ça sur le parking d’un supermarché à la périphérie de la ville. Du coup il est presque midi.

À un feu rouge je suis en train de regarder s’il n’y aurait pas une photo à faire quand, dans la vitrine d’une pharmacie, une publicité vantant les mérites d’un nouveau test de grossesse retient mon attention. Le voyage n’est déjà plus celui que je m’apprêtais à faire.

Je me revois en 2008, avec C., son test à la main et je l’entends me dire : Je crois que je suis enceinte. Je crois, cette entrée en matière m’avait interpellée et nous en avons souvent parlé depuis. Je crois... parce que le test n’était pas probant – ni positif ni négatif, entre les deux. Nous avions beau le regarder, le retourner, le secouer, nous avions déjà compris que nous ne saurions rien ce soir-là et que la notice ne nous aiderait pas à y voir plus clair. Malgré tout, la conversation s’était orientée assez vite vers cette réalité possible (ou possibilité réelle ?) et de nouveaux mots avaient surgi – connus pourtant mais jamais prononcés ensemble. La nouvelle avait été prise au sérieux mais nous ne pouvions nous empêcher de plaisanter et de rire nerveusement – le trac. En une phrase, nos visages pouvaient changer de couleur, d’humeur, d’aspect et, à mesure que les questions, sur lesquelles nous aurions peut-être préféré nous asseoir si nous n’avions pas eu peur de glisser, déboulaient, nous nous métamorphosions en Jean-qui-rit-Jean-qui-pleure. Mais comme cette fois il y avait ce test et ce Je crois entre nous, soudain nous nous sommes exposés pour de bon et avons compris que nous ne reviendrions pas en arrière : demain il faudra en avoir le cœur net et demander une analyse plus poussée. Comme l’envie de connaître le résultat se faisait plus pressante, nous avons commencé à faire des calculs, à esquisser quelques probabilités, à tenter de matérialiser l’équation à une inconnue. Nous n’étions sûrs de rien mais ce soir-là, début janvier en 2008, nous avons fait comme si C. était enceinte. C’était comme un jeu, ce plaisir d’imaginer ensemble depuis quand, quel jour c’était donc, que faisait-on déjà ? Alors nous avons sorti les agendas : rien de marquant n’était signalé et pourtant nous avions fait l’amour, là, dans le blanc du calendrier. Mais l’essentiel est rarement écrit.

Qu’est-ce qu’ils ont donc en tête tous ces propriétaires de 4x4 ?

En dehors des contraintes (rendez-vous professionnels, tâches administratives, sorties, occupations du temps ordinaire), les plaisirs du corps (baiser amoureusement dans le salon par exemple) n’ont peut-être pas à être inscrits dans ce qui nous sert de pense-bête : les heures heureuses restent dans le creux et le blanc de l’activité visible, ce qu’on croit vide et qui en réalité est le plein de nos vies. Nous y notons les naissances (la peur d’oublier les anniversaires que pourtant j’oublie chaque année), nous y consignons le nom de nos morts (peut-être pour mieux accepter ce no return), nous y inscrivons les repas avec untel, nous y listons nos courses, nous y griffonnons des numéros de téléphone ou des codes d’entrée d’immeubles, des adresses et des noms de stations de métro, nous y entourons certains chiffres (le plus souvent ce sont des heures) et, comme nous avons souvent utilisé le premier crayon venu, avec le recul les pages nous semblent plus jolies comme ça : du temps passé mais bariolé. L’amour, l’acte d’amour, le faire, non, nous ne l’indiquons pas quand on partage sa vie avec quelqu’un depuis plusieurs mois, plusieurs années. On pourrait le faire : hier soir moyen, bien, peut mieux faire, top... mais nous ne le faisons pas, pas nous en tout cas. Avec l’amour nous ne revenons pas en arrière dans un agenda et nous ne projetons pas non plus nos prochains ébats.

Écouter Gogol Bordelo au volant n’est pas pratique pour qui aimerait pogoter.

Ce soir-là nous avions l’air un peu gauches face à nos agendas vides et pleins. Nous ne savions plus vraiment. « Nous avons fait l’amour deux jours de suite », m’a alors dit C. et ça m’a fait sourire. Nous avons fini par nous mettre d’accord sur une date et c’était réjouissant de pouvoir la noter celle-là, à rebours, dans cet agenda qui nous suivrait toute l’année vu que nous étions début février et que la date se situait dans les premiers jours de janvier.

Des calculs encore à Mauzé-sur-le-Mignon : il me reste un peu moins de 400 kilomètres à parcourir. Je pense à eux qui ne sont toujours pas montés dans le train.

Des calculs : additionner. Octobre, a dit C, il/elle naîtra en octobre. Octobre est un beau mois, souvent rouge, flamboyant, un mois de révolutions, pleines d’espoirs, souvent ratées, romantiques, belles d’illusions, octobre est le mois rouge, qui coule et tue, celui des feuilles qui finissent par se mêler à la boue tandis que les arbres aux branches nues et crochues continuent de se dresser. C’est aussi vers la fin du mois d’octobre que toute cette lumière qui irradiait nos vies depuis plusieurs mois laisse soudain sa place au brouillard, à la pluie et à l’heure d’hiver. Il naîtra finalement le dernier jour de septembre (mais sa sœur, non, ce sera bien en octobre).

Près de Poitiers, j’écoute Enfance de Nathalie Sarraute lu par Béatrice Agenin et Francine Bergé.

Quand nous nous sommes couchés, nous ne savions pas s’il y avait une autre vie dans le corps de C. et pourtant nous venions de franchir une étape importante : il avait été question du désir d’enfant. Jusque-là nous n’avions jamais réussi à en parler.
Nous savons aujourd’hui qu’il était déjà avec nous ce soir-là, lui qui a presque cinq ans en ce bout d’été, qui s’apprête à prendre le train avec celle qui l’a mis au monde et celle qui n’est encore qu’un fantasme de petite soeur et qui, comme lui il y a cinq ans, se prépare pourtant à naître.

On est père une première fois. Et ensuite : bipère ? tripère ?

Ce matin, avant de partir, j’ai entendu que ce serait une journée très chargée sur les autoroutes mais le GPS n’annonce toujours pas de bouchons. Pour l’instant je roule en faisant le plein d’enfances et sans me soucier des bornes S.O.S orange sur le côté ni de ce type qui tout à l’heure sur un pont, la bouche grande ouverte, semblait aussi perdu que son cri muet.

Qu’avons-nous à foncer ainsi vers le Nord ?


_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a commencé à s’imaginer dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : de plus en plus aléatoires et incertains

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mardi 5 novembre 2013