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paparenthèse paparentale #4

samedi 8 mars 2014

Journée internationale des droits des femmes : sept d’entre elles défilent nues devant la pyramide du Louvre, drapeaux iranien, français, tunisien et rainbow flag brandis, bras tendus. Sur leur corps est écrit au feutre noir, en français et en arabe : « laïcité, égalité, liberté » ou d’autres slogans qui dénoncent les oppressions subies par les femmes dans les pays islamiques et le monde arabe.

Ce que je préfère dans mes journées : quand je laisse de côté mes questions et que je suis tout entier avec C., Legrand et Lapetite.

Hier, en faisant défiler sur l’écran des dizaines d’images, j’ai réalisé que les êtres humains y étaient rarement figurés alors qu’elles ont quasiment toutes été prises dans la ville. D’autant plus troublant que dans ma mémoire les humains ne sont pas absents ; ils doivent se tenir tout près, hors cadre mais prêts à bondir (de présentes absences : une sorte de vie sans les vies). Legrand et Lapetite, en revanche, sont bien là sur mes autres images mais celles-ci je ne les partage pas (mis à part un poing fermé, leur ombre, un visage masqué par un livre, quand ils sont de dos, au loin ou méconnaissables).

J’apprends qu’un avion de la Malaysia Airlines a disparu des écrans radars deux heures après avoir quitté Kuala Lampur. À ce moment-là il devait entrer en contact avec le contrôle aérien vietnamien. Sans nouvelles de la part de l’équipage, les contrôleurs ont commencé à s’inquiéter. Depuis, personne ne sait où est passé l’avion. Envolé ?

Aujourd’hui Legrand a construit une maison en kapla sur le modèle de la nôtre, en bois elle aussi. Notre maison en miniature dans la chambre des enfants, petite tour surplombant le tapis multicolore, sans humains. Ceux-là pour une fois la surplombent.

Ce soir je termine Les Insurrections singulières de Jeanne Benameur (Actes Sud, 2011) :

« Cette première nuit à Monlevade, je l’ai passée avec le petit carnet noir de mon père. Il était loin le temps où j’étais descendu pour le voler.
J’ai caressé la couverture, le geste que je n’avais pas osé cette nuit-là. Et de sentir la moleskine sous mes doigts, j’ai revu mon père s’installant à la table de la cuisine, la paume de sa main lissant bien la page où il allait écrire, appuyant de la tranche fermement pour maintenir le carnet ouvert.
(...)
J’ai ouvert le carnet.
Le battement de mon sang dans mes tempes. Au bout de mes doigts.
Dans une bouffée, toute la nuit de la maison de mes parents. J’ai respiré lentement.
Ce n’était pas des images qui venaient mais des mouvements. Feutrés, réguliers et comme engourdis. Un monde où chaque geste engendre le prochain, tranquillement. Un monde où aucune question ne vient interrompre le lien qui tisse un instant à un autre dans la continuité reposante des jours.
La durée.
Sans à-coups.
Comme si la vie tout entière se tenait là, absolument. Comme si tout pouvait être contenu dans les corps. Comme si la vie n’échappait pas à chaque instant, dévalant les rues et partant loin, loin au-dessus des toits, des rivières, des usines, diffractée en mille sensations éphémères, humaines, pas humaines, dans les fleurs, dans les pierres, dans le ciel. Partout où un corps humain ne l’arrête pas à la limite de sa peau.
(...)
Bientôt mon œil est attiré par les passages les plus courts. Certains jours, juste la date notée. Le trait bien tiré dessous.
Et rien.
Ce sont ces jours de rien qui me bouleversent.
Le besoin de noter la date. Quand même.
Parce qu’un jour ne peut pas totalement se perdre ?
J’imagine les jours de rien. La fatigue. J’imagine le vide. Le renoncement. Et cette dernière résistance à tout ce qui échappe : noter la date, tracer un trait bien droit juste en dessous.
Mes doigts caressent lentement les jours de rien inscrits sur les pages.
La vie de mon père trouée. Pas un mot pour arracher une étoile à l’obscur. Une date, un trait. Et c’est tout. »

dimanche 9 mars 2014

Après une nouvelle nuit pourrie je pars à la recherche du bon tempo. Rythm is love.

Un avion prend son envol et s’envole : 1. Sur la foi d’analyses radars, les autorités malaisiennes ont évoqué la « possibilité réelle » que le Boeing 777 de la Malaysia Airlines disparu ait fait demi-tour peu après son décollage. 2. Trois personnes (un Italien, un Chinois et un Autrichien) qui figuraient sur la liste des passagers n’étaient finalement pas à bord mais chez eux : « les services de sécurité malaisiens examinent donc la piste terroriste » aidés par le FBI. 3. On découvre des traînées de carburant en mer de Chine méridionale puis des « restes flottant » puis des débris entre la Malaisie et le Vietnam puis des « possibles débris » (« deux objets brisés ») au large de l’île de Tho Chu. 4. L’avion aurait pu se désintégrer en plein vol.

Lapetite vient de s’assoupir dans mes bras tandis que je faisais des allers et retours dans la maison pour l’apaiser et l’endormir. Je ne pense qu’à une chose : soulager bras et lombaires, m’installer sur le canapé, un fauteuil ou le lit, Lapetite contre moi, et fermer les yeux, lire ou écrire. Au moins dix minutes. Mais à peine me suis-je assis qu’elle se met à pleurer. Je me relève et entreprends à nouveau boucles et huit, la danse des abeilles. Parfois elle se rendort illico, alors je ne bouge plus. N’osant plus rien faire de peur de la réveiller, de réveiller les cris, je peux rester une heure ainsi, statique, pétrifié. Je repense alors à tout ce que je voulais faire, à ce que j’aurais pu faire, à ce que je n’ai pas fait et finis même par ne plus savoir ce que je voulais faire : lire écrire dormir rêvasser.

« C’est notre terre, nous n’en céderons pas un centimètre. Que la Russie et son président le sachent », a déclaré le Premier ministre Arseni Iatseniouk au cours d’un rassemblement pour le 200e anniversaire de la naissance du poète ukrainien Taras Chevtchenko, symbole de l’indépendance de l’Ukraine. Bien que n’ayant a priori rien à voir avec le sujet, cette phrase me rappelle une chanson française écrite quelques années avant la fin de la guerre froide : mon fils ma bataille.

Depuis deux ou trois semaines j’écoute plusieurs fois par jour les Sonates et Impromptus pour piano de Schubert interprétés par Vanessa Wagner. Je relis parallèlement Cesare Pavese dans l’édition Quarto avec la même obsession, avec la même intensité. En revanche, hormis ces notes, je n’écris plus grand-chose.

lundi 10 mars 2014

Les jours où tu préfèrerais ne pas tomber.

Un avion disparaît, suite : les téléphones portables de certains passagers sonneraient dans le vide.

Depuis quelques jours le mois de mars se prend pour le mois de mai. Sur la petite colline au milieu du parc, la ville au loin est dans une brume permanente. J’explique à Legrand ce qu’est la pollution tandis qu’il découvre un peu plus loin deux chevreaux nés il y a deux semaines dans le jardin d’une famille installée sauvagement derrière les grilles du parc depuis une vingtaine d’années. Le bouc, en revanche, a disparu. Je crois (en réalité j’en suis sûr mais je culpabilise) que nous avons assisté la semaine dernière à son exécution. Legrand était là, je suis persuadé qu’il a tout vu lui aussi. Aujourd’hui je lui parle de la pollution mais je ne parviens pas à lui parler de la mort de l’animal alors qu’il se demande où il est passé. Je n’arrive pas à lui dire pourquoi la semaine dernière la femme serrait fermement le bouc contre elle tandis que l’homme tenait un couteau (de là où nous étions je voyais bien le sang briller sur la lame) et que l’animal poussait des cris terribles. Legrand m’avait alors demandé pourquoi il criait, je lui avais répondu qu’ils étaient peut-être en train de le soigner, qu’il s’était peut-être blessé. Peut-être, peut-être, peut-ne-plus-être, petit être de peu... Ce bouc n’avait pas un an. Aujourd’hui encore j’ai honte de ma réponse car au fond de moi je savais qu’ils étaient en train de le tuer. Ce qu’il m’est toujours aussi difficile à dire que la semaine dernière a à voir avec le fait que j’ignore pourquoi ils l’ont tué au moment où les chevreaux naissaient mais aussi par protection inutile : ma peur qu’il soit visité par de nouveaux cauchemars. Ce serait pourtant simple : « Je ne sais pas pourquoi ils l’ont tué, et comme toi je trouve ce geste gratuit et injuste, et comme toi je préférerais un monde moins cruel. »

Demain, trois associations (Ecologie sans frontière, Respire et le Rassemblement pour la Planète) déposeront plainte contre X au pôle santé publique du parquet de Paris « pour mise en danger d’autrui en raison de la pollution de l’air. »

C’est la nuit, trois heures du matin et je ne dors pas, je me laisse emporter par les flux permanents, morbides, effrayants, ces musées de détails éphémères (J. L. Borges), ce papier tue-mouches numérique pour insomniaques masochistes.

Par exemple : elle vit à Oslo avec sa fille d’un an et demi née d’un premier lit et son amant, lui, est à Londres. La nuit ils la passent à tchater, à tchatcher sur MSN (on est en 2010). Vers trois heures du matin, la fillette se réveille et comme elle interrompt leur conversation, l’homme, sur l’écran, demande à sa maîtresse de punir la fillette en lui plongeant la tête dans un seau d’eau, une fois, deux fois. Le procès pour homicide volontaire vient de débuter en Norvège.

mardi 11 mars 2014

Trois heures de sommeil.

Pollution, toujours. Les gens n’ont plus qu’un nouveau mot en bouche : microparticules.

Ianoukovitch, qui ne reconnaît toujours pas sa destitution, déclare qu’il est le président légitime de l’Ukraine et qu’il rentrera bientôt à Kiev. Pendant ce temps, les députés du Parlement pro-russe de Crimée viennent de proclamer « l’indépendance de la république autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol » (où seuls les avions en provenance de Moscou peuvent atterrir).

Lapetite dans le porte-bébé, je lis L’ironie du sort de Didier da Silva (éditions L’Arbre vengeur, 2014), en marchant puis sur un banc dans le parc. Très différent de ses précédents textes celui-ci fait s’entrecroiser des destins opposés, ceux d’hommes et de femmes, voyous ou poètes, urbains et ruraux, Japonais et Américains,... jusqu’à celui du narrateur : des vies, des fragments de vies que l’auteur réunit, confronte, oppose, imagine, convoque, avec lesquelles il s’amuse aussi. Qu’ils aient vécu à la même période ou pas, sur le même continent ou à des milliers de kilomètres, quelque chose les rapproche, un fait qu’on ne trouvera pas ailleurs mais ici oui, par des effets cinématographiques ou littéraires (cut-up ou fondu enchaîné) ou encore comme si main droite et main gauche, celles du pianiste que l’auteur est, se chargeaient chacune de raconter leur histoire tout en s’inscrivant dans un ensemble cohérent. J’ai notamment beaucoup aimé ce qu’il peut dire du poète Ryōkan (je n’en reproduis qu’un extrait) :

« Quand elles ne s’écroulent pas, les villes puent ; alors qu’à la campagne, on respire. Si jamais quelqu’un en sut quelque chose, c’est bien Eizo Yamamoto. Trois ans après la destruction de Lisbonne, quel jour au juste on l’ignore (soit avant soit après l’élection à Rome le 6 juillet du pape Clément XIII, lequel réfractaire aux Lumières mettra à l’index moins d’un an plus tard l’encyclopédie raisonnée de Diderot et d’Alembert), il naît dans la province d’Echigo, de nos jours on dit Niigata, sur la côte ouest du Japon, juste en face de l’île de Sado – jadis maudite et naguère terre d’exil de samouraïs lettrés, sa mère y était née, depuis deux siècles alors l’île était devenue un haut lieu du théâtre nô. Sur la vue satellitaire datée de 2012 que proposera à la consultation le site internet Google Maps, le village d’Izumozaki dont il est plus précisément originaire sera masqué par un nuage blanc, une portion du tracé de l’autoroute qui le traverse désormais, la Mikuni Highway, se retrouvant ainsi suspendue dans le vide. Ça lui va bien. Les Yamamoto sont un clan respecté d’armateurs prospères mais dont la lignée faute de mâles menaçait de s’éteindre et qui, ayant cédé et leur fille et leur nom au fils méritant de pauvres paysans du coin, Shinzaemon, le futur père d’Eizo, s’étaient avisé avoir fait une assez mauvaise pioche en vérité, car si Shinzaemon s’acquitte du mieux qu’il peut de ses fonctions de prévôt du village, héréditaires chez les Yamamoto, le pouvoir ça n’est pas son truc, tous ces litiges l’assomment entre pêcheurs et chercheurs d’or (Sado est aurifère), s’il avait pu se limiter à ses activités de poète et de prêtre, il n’aurait franchement pas dit non – ses vers ont localement une petite réputation et le temple shinto n’a qu’à se louer de lui. Dans ce pays très froid l’hiver où la neige est superlative, sa bourgeoise outre l’aisance lui procure quatre garçons, trois filles et un ennui sans bornes dans une brume d’insatisfaction. L’aîné accuse bientôt les défauts de son père, il se sent encore moins Yamamoto que lui ; paresseux comme pas deux il rêvasse, bâille aux corneilles, traîne sur la plage toujours à lire, écoute à peine ce qu’on lui dit et peut passer des journées sans l’ouvrir ; c’est un gentil gars cela dit et au surplus, plutôt naïf, on lui ferait gober n’importe quoi et au village c’est un passe-temps. Son premier surnom, il en aura plein, lui est donné non sans moquerie par les bonnes gens d’Izumozaki et c’est Lampe allumée en plein jour, soit une chose qui ne sert à rien (...). »

Un avion disparaît : dix satellites chinois vont aider les bateaux et les hélicoptères à retrouver la trace du Boeing de la Malaysian Airlines.

M’occuper des enfants me fatigue plus que de travailler et j’ai encore moins de temps pour moi qu’à l’accoutumée. Pour l’instant, écrire la journée est compliqué et le soir je suis vidé. Dès que je dormirai mieux je retrouverai l’énergie perdue (méthode Coué).

Dans onze jours j’interviens à l’ENS et je n’ai toujours pas commencé à plancher sur mon intervention. Le sujet : Ego numericus. Là, à cette heure, c’est plutôt QI cuit.

mercredi 12 mars 2014

Alors qu’on date l’acte de naissance du « World Wide Web » (« www ») au 12 mars 1989, c’est-à-dire il y a vingt-cinq ans, lorsque le Britannique Tim Berners-Lee a formalisé dans un article ce qu’il avait imaginé chez lui (accéder facilement à des fichiers sur des ordinateurs reliés entre eux), ce même Tim Berners-Lee, déclare dans The Guardian qu’il nous faut créer une constitution mondiale de l’Internet face aux agences (NSA, par exemple) qui déploient des logiciels permettant d’espionner des ordinateurs à distance. Au même moment quelque journaliste s’étonne qu’un Français sur cinq seulement utiliserait l’espace privé de stockage en ligne autrement appelé « cloud » (« nuage »).

J’ai l’impression de tenir la version définitive de la postface des Ricordi. L’index est quasiment terminé lui aussi. Comment l’agencer : par ordre alphabétique, par thématique ?

Dimanche j’ai enlevé les roulettes du vélo de Legrand. Aujourd’hui, en moins de dix minutes le voilà lancé. Un pas de plus vers l’autonomie, sa liberté.

Les couches 3-6 kg commencent à être trop étroites pour Lapetite qui, bien qu’elle ait doublé son poids en moins de cinq mois, ne dort pas mieux. La sage-femme vue vendredi nous conseille de l’emmailloter, de consulter un homéopathe spécialiste des bébés et de compléter le lait maternel d’une cuillère de céréales infantiles. Elle la trouve également un peu précoce, hyperactive (ce mot m’inquiète). On dirait qu’elle préfère dévorer la vie plutôt que dormir alors que le sommeil est aussi important pour sa construction que les moments d’éveil (j’apprends qu’un nourrisson de son âge dort en moyenne dix-huit heures par jour, on est loin du compte). L’endormissement reste une lutte, et pour elle, et pour nous. Les cris qu’elle pousse alors ont une fréquence qui déchire les tympans (la peur de l’échec déchire aussi) et ses grognements me font penser à ceux d’un chien qui ne voudrait pas lâcher son jouet, son os, sa proie. Où sont passés ses doux gazouillis ?

« Eh bien, bonne nuit », aurait dit le pilote de l’avion disparu à la tour de contrôle en quittant l’espace aérien malaisien.

jeudi 13 mars 2014

La technique de l’emmaillotage entraîne en moi des images négatives. Je pense à l’entrave, à la camisole. Pourtant depuis qu’on l’endort ainsi (depuis mardi) elle se réveille moins souvent et semble plus rassurée, plus apaisée. Dans le porte-bébé aussi elle peut dormir deux heures d’affilée voire trois. Alors, de quoi a-t-elle peur ? De la même chose que nous sans doute : de l’inconnu ou des presque inconnus que nous sommes pour elle. Elle a raison : on fout les jetons, nous et le monde dehors.

Un avion disparaît :
Un satellite chinois a relevé une zone de crash en pleine mer : trois objets flottants ont été repérés.
Un ouvrier d’une plateforme pétrolière a écrit à son employeur qu’il avait aperçu ce qui semblait être « un avion en flammes au moment de la disparition du Boeing de la Malaysian Airlines. »
Sur son site, le Washington Post revient sur les photos des deux Iraniens qui ont embarqué avec de faux passeports. On remarque que les deux gars ont la même paire de jambes. « Une simple erreur de photocopie, affirme la police malaisienne. »
La télévision d’état chinoise CCTV rapporte que les proches des victimes ont demandé aux diplomates malaisiens à Pékin si l’armée avait abattu l’avion, ce que la Malaisie a démenti. « Les familles auraient refusé de laisser les diplomates quitter la salle. »
« Les larges objets flottants détectés par un satellite chinois ne sont pas les débris du vol MH370, a annoncé le ministre malaisien des Transports, Hishammuddin Hussen, lors d’une conférence de presse. »
« L’appareil pourrait avoir volé pendant quatre heures après son dernier contact. » Selon certains enquêteurs, l’avion pourrait avoir été détourné « avec l’intention de l’utiliser plus tard, à d’autres fins. »

Lepetite dort dans la poussette pourvu que je ne m’arrête pas. Nouvelle boucle au parc quand au bout du chemin, près de la barrière, quatre chevaux sont alignés sur le trottoir. Les quatre flics qui les montent paraissent plus sympathiques que leurs collègues motards. Soudain l’un commence à tutoyer un type sur un scooter qui roule sans casque, l’autre réplique, le flic monte le ton mais ne descend pas de cheval. Sa collègue intervient, insulte le type au scooter qui s’en va en agitant sa main par-dessus son épaule. Quelqu’un les prend en photo, les voitures ralentissent, ils m’empêchent de passer, Lapetite va se réveiller si je m’arrête. Un flic se retourne, parle à ses collègues, deux chevaux s’écartent. Je zigzague entre les crottins, traverse la rue et prends la direction de la deuxième partie du parc, côté Bagnolet.

Parce que le nouveau pouvoir craint des intrusions de l’armée russe dans l’Est du pays, le Parlement ukrainien vient d’approuver un projet de loi : la création d’une Garde nationale qui dépendra du ministère de l’Intérieur ; 60.000 hommes (des volontaires venant des « groupes d’autodéfense » qui se sont formés sur le Maïdan) seront chargés de la sécurité intérieure, de la sécurité aux frontières et de la lutte contre le terrorisme.

Legrand a soif d’histoires à lire, à écouter, à regarder. Il nous demande de plus en plus souvent d’en inventer. C. s’en sort mieux que moi.

vendredi 14 mars 2014

Un avion disparaît loin des (fausses) pistes : De faibles signaux auraient été transmis par l’avion à des satellites « une fois par heure », et ce, pendant plusieurs heures après sa disparition des radars. L’équipe américaine qui enquête sur les raisons de cette disparition est « convaincue qu’il y a eu une intervention manuelle », et non un dysfonctionnement ou un accident. Acte terroriste ? Suicide du pilote ? Explosion en plein ciel ? L’avion a-t-il fait demi-tour ? Les enquêteurs partent dans tous les sens, jusque dans l’Océan indien et le Golfe du Bengale.

Pour éviter que les gens prennent leur voiture, jusqu’à lundi les transports sont gratuits en Île-de-France (j’apprends par ailleurs que le métro serait plus pollué que l’air de Paris).

Parce que « les autorités de Kiev ne contrôlent pas la situation dans le pays », le ministère russe des Affaires étrangères, dans un communiqué de presse, déclare que « Moscou se réserve le droit de protéger ses compatriotes en Ukraine. » (mon fils ma bataille, la revanche)

Pour dresser notre maison en bois il a fallu démolir la précédente qui menaçait de s’écrouler. Le terrain appartenait à notre voisine d’en face. La semaine dernière j’ai appris qu’elle était à l’hôpital. Le lendemain, avant de monter dans la voiture je croise une jeune femme qui vient de descendre de la sienne. À ce moment-là je ne conduis pas. Tandis que C. s’apprête à faire une marche arrière je tourne ma tête vers la droite. La jeune femme s’est jetée dans les bras de notre voisin ou plutôt sa tête est posée contre son torse et ses bras à lui l’entourent elle. Ils ont une petite trentaine d’années d’écart. Ce qu’ils expriment devant leur porte d’entrée, dans leur cour, me serre le cœur. Ce n’est pas la peur qu’ils serrent ainsi mais leur douleur. On connaît bien ça, ce geste d’enlacer. Je pense au pire, impuissant que je suis tout en étant rassuré de voir que notre voisin n’est pas seul en cet instant à affronter la maladie, la mort peut-être même bien. Je ne le connais pas. Le terrain, ce n’est pas nous qui leur avons acheté. Nous vivons les uns en face des autres depuis deux mois mais nous ne partageons rien d’autre qu’un bout du sentier. Pourtant j’aimerais moi aussi le prendre dans mes bras mais comment accueillerait-il mon geste ? Je suis troublé. Je pense à Lapetite qu’on a installé dans son siège à l’arrière, Legrand est à l’école. Un peu plus loin, je décris la scène à C., je ne parviens pas à la garder pour moi, trop ému. C. me répond qu’il faut profiter de nous, maintenant. Lapetite dort, derrière mes lunettes de soleil je pense à tous nos croisements incessants : êtres vivants et mortels. À mes projections, frustrations et autres questions existentielles qui m’empêchent trop souvent d’être présent tout entier avec eux.

Journée empathique : j’imagine l’interminable attente de ceux qui ne savent toujours pas si les passagers du Boeing de la Malaysian Airlines sont morts sans tombeau, cachés ou enfermés, s’ils ont souffert ou souffrent encore, ces amis, parents ou collègues qui depuis six jours conjuguent dans la même seconde la peine et l’espoir, l’impuissance et la colère. (Un mort il faut le voir mort devant soi, quasiment le toucher, pour commencer à parler de lui au passé.)

Comme tous les jours, à la sortie de l’école, Legrand, Lapetite est moi allons nourrir les chèvres : aujourd’hui, épluchures de carottes et de pommes de terre, fenouil.

Apple refuse de diffuser la version numérique d’un roman non pas en raison de son contenu mais parce que la femme aux seins nus sur la couverture serait « inappropriée ». « Vous pouvez diffuser les oeuvres les plus hard sur Apple du moment que vous avez une couverture neutre », s’emporte à juste titre le directeur de la maison d’édition.

Lapetite sourit. Si je la prends en photo, elle reprend son air sérieux, fronce les sourcils. Quand je pose l’appareil nous rions tous les deux.


Carnet de notes d’un congé parental d’éducation qui a débuté le 15 février 2014, publication légèrement décalée dans le temps.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le lundi 2 juin 2014