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paparenthèse paparentale #5

samedi 15 mars 2014

La pollution n’est pas une fiction : sur une de mes photos du jour on reconnaît à peine Paris depuis les Guilands. En rentrant, en triant les images, je m’arrête devant celle prise mercredi dernier à la fin du cours de dessin de Legrand : un autoportrait tout en couleur et que je trouve particulièrement réussi : un selfils pour mettre de la couleur dans ce voilage microparticulé.

Toujours du mal à imaginer qu’on puisse se faire arnaquer de la sorte : sur Facebook un entrepreneur autrichien devient ami avec « Prince Harry », dans la foulée l’ami princier (mais pas bon prince) lui passe commande pour rénover les parquets de Buckingham ; seule condition : pour recevoir le contrat, l’entrepreneur doit créer une entreprise au Royaume-Uni et pour ce faire il vire quasiment 30.000 € sur le compte du prince des vents avant de porter plainte.

Un avion disparaît : toujours les mêmes suppositions, hypothèses, pistes, articles, effets d’annonce ; au lieu de nous dire que les enquêteurs tournent en rond autour d’un avion qui lui ne tourne plus au-dessus de nos têtes depuis une semaine, chaque jour on nous ressert en détail les mêmes ingrédients : dissimulation, conspiration, rétention d’informations... Aujourd’hui, c’est le détournement de l’avion par les pilotes (qui se seraient peut-être suicidés) ou par des passagers (terroristes, précise-t-on, puisqu’il y aurait (eu) à bord deux Iraniens avec deux passeports volés alors que ces deux gars fuyaient peut-être leur pays, en clandestins ?) qui fait la une.

Demain, on vote en Crimée : un référendum pour que la Crimée soit rattachée à la Russie (qui n’aurait « aucune valeur légale » selon François Hollande : « la France comme l’Union européenne ne reconnaîtra pas cette pseudo consultation »). Du coup, l’Ukraine accuse la Russie d’avoir envahi militairement son territoire.

Ces notes ressemblent aux journées avec Lapetite, décousues, hachées, mais quotidiennes. Parfois il m’arrive d’oublier quel jour nous sommes, quelle est la date. J’ai beau la vérifier, je l’oublie dans l’instant. Ces notes sont datées automatiquement (ce qui me permettra de les reprendre plus tard) mais je me demande si c’est bien utile de continuer à les inscrire : il suffirait de se repérer à la couleur du ciel, de l’herbe, des fleurs, des arbres, à la température extérieure, il suffirait par exemple de savoir que cela fait trois ans qu’un séisme suivi d’un tsunami et d’erreurs humaines ont provoqué une des catastrophes nucléaires les plus graves au monde, à Fukushima, ou bien dix qu’une bombe a explosé dans le métro de Madrid, pour se situer. Sauf qu’on n’est pas le onze du mois mais le quinze. En qui concerne les meurtres et les crimes : pour mémoire, on n’est pas à quatre jours près.

dimanche 16 mars 2014

Les journées sont parfois épuisantes, les nuits aussi. On en parle autour de nous. À d’autres parents. Mais les autres parents disent tous la même chose. Tous les parents disent qu’ils ont connu ça. Tous les parents disent qu’ils ont oublié. Je perçois néanmoins que chez tous les parents résistent ici et là quelques moments de tension, quand l’un et/ou l’autre n’en pouvaient plus d’entendre les cris de leur bébé et que leur impuissance ou leur échec se transformaient en agacement, en colère, en détestation (je n’ai pas dit « haine »).

Le Havre et Calais sont les deux villes de France « où il fait bon rouler » (rouler quoi ? rouler qui ? rouler sur quoi ? rouler sur qui ? je ne lis pas la suite).

« 13 ans de notules. Comme cadeau, je m’offre la dénotulisation de l’expat qui confond les notules [dominicales] avec RFI. » Philippe Didion que je lis vers 13 heures.

Retour aux chèvres : la mère, ses deux chevreaux et l’autre chèvre qui semble porter elle aussi. Au retour, passage par les forsythias et les genêts de la maison abandonnée ; ils font face à la maison au même jaune qu’eux : le jaune de mars.

Un avion disparaît, Marc Blondel aussi.

21h45, premiers résultats officiels : « 95% des habitants de la Crimée se sont prononcés pour le rattachement à la Russie. »

Marre. Je m’en vais relire Brautigan, Mémoires sauvés du vent (So The Wind Won’t Blow it All Away).

« Je haussai les épaules et fis pénétrer le landau dans mon existence où je prétendis quelque temps qu’il s’agissait en fait d’un chariot bâché et y traînai mes sœurs et d’autres gosses. Je faisais semblant d’être à la tête d’un convoi de landaus qui traversait les Grandes Plaines en direction de l’Ouest aux temps des pionniers pour aller fonder une ferme en Oregon.
Il y avait de nombreux dangers à surmonter : Indiens hostiles, soleil brûlant, manque d’eau, tempêtes de neige brutales et inexplicables où nous nous égarions, contraints de retrouver la piste au prix de nouveaux efforts.
Au bout d’une semaine, le potentiel romantique de cette existence de pionniers en landau lassa mon imagination et je le convertis en transport de bouteilles de bière.
Le landau me donnait une mobilité extraordinaire, me fournissait l’occasion, vu sa contenance, de devenir millionnaire en bouteilles de bière. »

Richard Brautigan, Mémoires sauvés du vent (So The Wind Won’t Blow it All Away, 1982), traduit de l’américain par Marc Chénetier, Christian Bourgois éditeur, 1983.

lundi 17 mars 2014

Dans plusieurs villes françaises la circulation automobile est alternée, à Paris le métro est gratuit et le prix du litre de diesel est au plus bas ; quant au ciel, s’il n’est pas plus clair il y a néanmoins un peu moins d’avions (suite à une journée d’action syndicale et non pas pour soutenir les familles des passagers de l’avion toujours envolé).

Lapetite baragouine, je tente de lui répondre avec ce langage qui a été le mien et que j’ai oublié, comme tout le monde. On dialogue comme on peut, comme deux personnes parlant deux langues différentes. Je crois qu’on se comprend à peu près, les yeux et les sourires sont notre ponctuation. Je nous enregistre. Legrand me demande régulièrement de lui faire écouter le dialogue entre sa sœur et moi. Si Lapetite est là, dès qu’elle entend ma voix enregistrée, elle reprend immédiatement la discussion.

Malak, Abdul Ati, Abdul Nasser, Abdul Mosleh, Nabi, Nabiya, Emir, Somu, Al-Mamlaka, Malika, Mamlaka, Tabaraka, Nardeen, Maya, Linda, Randa, Basmalah, Tuleen, Arm, Nareej, Rital, Als, Sandi, Rama, Maleen, Eleen, Alas, Ainar, Loran, Malkiteena, Lareen, Kibriyal, Laureen, Binyameen, Narees, Yara, Sitaf, Aileen, Loland, Tilaj, Barah, Abdul Nabi, Abdul Rasool, Jibreel, Abdul Mo’een, Abrar, Milak, Aiman, Bayan, Baseel et Rilam : ces 51 prénoms viennent d’être rajoutés à la liste déjà longue des prénoms bannis par le bureau de l’état civil saoudien qui dépend du ministère de l’Intérieur parce qu’inappropriés, blasphématoires, non traditionnels, trop proches de la royauté ou encore pour leur origine occidentale. Dans cette liste on y trouve notamment Binyameen et Abdul Nasser, deux figures importantes pour les musulmans, mais parce que portés par le premier ministre israélien (avec une autre orthographe cependant) ou un ancien président égyptien, le royaume wahhabite a jugé préférable de les interdire.

Des physiciens observent les premiers instants de l’Univers. Sur un blog lié au Monde, on peut même entendre approximativement la sonnerie de l’univers entre 380 000 et 760 000 ans après le Big Bang, datant lui-même d’il y a 14 milliards d’années. D’autres physiciens réfutent cette hypothèse.

En signant le décret, Poutine reconnaît l’indépendance de la Crimée qui est passée à l’heure de Moscou et a adopté le rouble comme monnaie officielle, ce qui tombe merveilleusement bien puisque la Fédération de Russie vient de lui en offrir 15 milliards. Ailleurs dans le monde, ça sanctionne à tours de bras (d’honneur).

mardi 18 mars 2014

La fatigue des parents. L’impossibilité du partage. L’amnésie des parents. La difficulté de se souvenir. L’empathie néanmoins. La sympathie aussi parfois. Mais comment ne pas saouler son monde avec ça alors qu’il y a si grand besoin d’évacuer ?

Où vont ceux qui s’en vont ?

- quelque part un avion disparaît (la série en temps réel de plus en plus politique)
- à New York, suicide de L’Wren Scott, l’amoureuse de Mick Jagger
- à Moscou, Poutine signe l’accord de rattachement de la Crimée à la Russie
- à Paris, le gouvernement français condamne cette décision et ne reconnaît ni les résultats du référendum ni le rattachement mais s’apprête à livrer deux frégates de guerre à Moscou
- en Crimée, le nouveau pouvoir pro-russe demande aux Tatars (des musulmans qui ont boycotté le référendum) de quitter leurs terres
- en Crimée, un officier ukrainien est blessé par balles à la jambe
- en Crimée, un militaire ukrainien meurt après avoir été blessé au cou
- en Crimée, un membre des « forces d’autodéfense » pro-russes est tué par balles.

Il est tard et je suis vidé mais je m’enferme dans le bureau et prépare mon intervention pour la table ronde de l’APA. Puisqu’il s’agit d’Ego numericus, puisqu’on me demande de parler d’identité à partir de mes expériences numériques personnelles et professionnelles, je vais tenter d’être moins schizophrène que d’habitude. Je terminerai sans doute par la lecture d’un texte que j’avais écrit il y a deux ans dans le cadre des vases communicants et qui posait déjà cette question : peaux retournées.

mercredi 19 mars 2014

Lapetite, cette nuit, s’est réveillée toutes les deux heures, Legrand a fait un cauchemar vers quatre heures. À six heures et demi la lumière du matin a déchiré en lambeaux le peu de repos qui restait et les rêves avortés. Rideau.

Un avion disparaît, douzième jour : Le sexe entre sur le ring. Y-avait-il un pilote dans l’avion ?

En Crimée : des militants pro-russes prennent d’assaut le siège de la marine ukrainienne à Sébastopol en capturant son commandant et, plus tard, une autre base ukrainienne située à Novoozerne. Pendant ce temps Poutine, devant le conseil des ministres, propose la construction d’un pont entre la Russie et la Crimée (trois milliards de dollars). Plus tard encore dans la journée l’Ukraine introduit les visas pour les Russes et sort de la CEI (une alliance d’ex-républiques soviétiques).

Quelqu’un, vivant juste à côté de nous voire même en nous, évitant de nouveaux croisements, disparaît et revient sans faire de bruit puis se mêle au tourbillon, incognito. Pendant ce temps Edward Snowden remet un nouveau document au Washington Post qui révèle que la NSA a mis en place un système permettant d’enregistrer l’intégralité des conversations téléphoniques passées depuis un pays précis (ce soir on ne saura pas lequel).

jeudi 20 mars 2014

Ce matin, parce que Lapetite refuse de dormir dans son berceau, je l’emmène avec moi, contre moi, au parc des Guilands. Dans la poche L’autre pays, deuxième récit de Sébastien Berlendis, collection La Forêt, qu’il m’a fait envoyer et qui paraît dans un mois. Je le lis en marchant puis Lapetite s’endort. Je peux m’asseoir mais continue de la bercer tout en tenant le livre. Je chuchote le texte, ce voyage en Italie, sur ce banc du parc, face au bas-Montreuil et Vincennes, derrière. Je chuchote ce beau texte, cette musique très élégante, sensuelle. Je chuchote et je devine les trajets, les paysages et les visages. Je chuchote devant cette galerie d’images formées par les paragraphes d’une extrême concision et carnation (comme on dirait pour un tableau). Plus beau, plus fort que le premier, je le termine sur le chemin du retour, sous le soleil, en marchant et le remets dans la poche. Lapetite dort encore quand je pousse la porte de la maison. J’ai l’impression de revenir d’un long voyage ou d’une salle de cinéma, ce qui parfois revient au même.

Un avion disparaît sans se faire remarquer tandis qu’ici on découvre quatre enfants sauvages que personne jusque-là n’avait vus. Ils ont deux mois, deux ans, cinq et six ans, vivent avec leurs parents dans un deux pièces et dorment sur des matelas posés à terre. Les voisins ne les connaissent pas. Ont-ils déjà vu la lumière du dehors hormis à travers une vitre ? Je ne sais pas non plus où ils sont nés (à l’hôpital, dans une clinique, dans l’appartement ?) mais on prétend qu’ils auraient toujours vécu et grandi là, eux qui marchent à peine, s’expriment par onomatopées et n’ont jamais vu un médecin. Et l’état civil ? Et les services sociaux ? Personne ne savait qu’une famille de six personnes vivait dans cet appartement ? L’article dit aussi que leurs parents ne les auraient jamais battus ni violés mais la DDASS estime qu’ils ont été maltraités. On les place dans des familles d’accueil (ensemble ou séparés ?) et les parents, en détention.

En Crimée, le commandant de la marine ukrainienne a été relâché et à Kiev le gouvernement ukrainien n’imposerait peut-être pas les visas aux Russes.

Il y a presque trois mois, nous sommes entrés dans la maison où nous allons continuer de vivre ensemble, là où les enfants vont grandir et nous, vieillir un peu plus. Combien de temps faut-il pour oublier que ce lieu n’est plus un chantier mais une maison à habiter et où vivre ? Combien de temps pour réaliser qu’on habite un lieu, un lieu choisi, et que ce lieu nous habite, qu’il sera nôtre une bonne partie de notre vie ? Combien de temps pour sentir que la lumière qui vient du dehors la nuit peut être une alliée et plus encore, peut-être même une amie ? Ce soir, pour la première fois, il se passe quelque chose en moi au moment d’éteindre la dernière lampe dans la pièce du bas, peu après minuit, tandis que je rejoins mes trois endormis.

vendredi 21 mars 2014

Pas de paparenthèse paparentale aujourd’hui : je m’en vais au salon du livre. Pour la première fois depuis quinze ans, je n’y travaillerai pas. Je m’y rends en touriste, pour saluer des amis, des collègues, sortir de la maison sous la pluie et boire des cafés à 3 euros. J’arrive à l’heure pour récupérer Legrand à la sortie de l’école.

Un avion disparaît : tandis que les enquêteurs partent sonder les fonds marins, dans un autre avion, indien celui-ci, une partie de l’équipage, à l’occasion d’une fête indienne, se met à danser dans l’allée centrale. Cette chorégraphie digne de Bollywood sera filmée par certains passagers puis partagée sur le web. La compagnie sera ensuite sanctionnée par la direction de l’aviation civile indienne.

Au Kenya, jusque-là un homme pouvait vivre sous le même toit avec plusieurs femmes ; aujourd’hui une nouvelle loi lui permet toujours d’épouser autant de femmes qu’il le souhaite mais sans en informer sa première épouse.

Twitter, pour fêter ses huit ans (2006), permet à quiconque de retrouver le premier tweet posté par n’importe quel abonné. Plutôt que de m’arrêter sur le contenu, je jette un oeil aux dates : compte pro (octobre 2009), compte perso (juin 2010), compte anonyme non alimenté désormais (juillet 2011). Et une production qui diminue à tel point que je me demande très souvent si je ne vais pas fermer le compte perso où je ne suis plus aussi actif qu’à mes débuts. En Turquie, l’anniversaire passe au second plan lorsque le premier ministre Erdogan, parce que furieux d’entendre sa voix sur le web à partir d’enregistrements pirates le mettant directement en cause dans des affaires de corruption, demande au ministère des Télécommunications d’interdire l’accès à Twitter dans tout le pays. Mais, entre les serveurs proxy, les réseaux VPN et le service de secours mis en place par Twitter pour tweeter par SMS, cette censure via les hashtags #TwitterisblockedinTurkey et #DictatorErdogan est rapidement détournée, dans le monde entier.

Le docteur Charles Twagira, qui dirigeait l’hôpital de Kibuyemis au Rwanda, vient d’être arrêté en France, mis en examen pour génocide et crimes contre l’humanité pour son rôle présumé dans les massacres commis en 1994 au Rwanda (plus de 800.000 personnes dont la grande majorité était Tutsi) et a été placé en détention provisoire.

En Crimée, si ça Poutine, les Occidentaux patinent.

Demain : table-ronde. Je n’aime pas parler en public. Lire, oui ; parler, non.


Carnet de notes d’un congé parental d’éducation qui a débuté le 15 février 2014, publication légèrement décalée dans le temps.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le lundi 9 juin 2014