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papa tango charlie

Notes du 7 et 8 janvier 2015

Il est presque midi quand je t’assieds dans la poussette ; ton manteau est coloré, l’écharpe tricotée par ta mère aussi ; tu peines à faire entrer ta main, tes doigts, dans les moufles en laine ; le bonnet te tombe sur les yeux et je dois sans cesse le remonter. Nous achetons du pain avant d’aller attendre ton grand-frère et son copain devant l’école primaire. Quasiment tous les parents portent des bonnets. Parfois on ne se reconnaît qu’au dernier moment.

Un mercredi après-midi sur deux, nous sommes quatre, voire cinq, à la maison. Toi, tu as déjà quatorze mois. Toi, tu as un peu plus de six ans, ton copain aussi. À cette heure-là, vous êtes très excités, vous avez faim. Comme l’écart d’âge est important entre vous, vous n’avez pas les mêmes besoins ou demandes, les mêmes désirs, jeux, rythmes et vous ne mangez pas tout à fait la même chose.

Je ne sais pas bien si je laisse France Culture le mercredi quand nous sommes tous à table, si je mets de la musique ou si je coupe le son. Ce mercredi, la radio est allumée mais le volume est faible. Peu avant treize heures, il me semble pourtant entendre Caroline Broué de La Grande table parler d’une journée particulière et d’un envoyé spécial. Pourquoi coupé-je la radio ?

Après le repas, après avoir débarrassé, mis en route le lave-vaisselle et rangé la cuisine, vous, les deux grands, montez jouer dans la chambre tandis que je reste en bas avec toi, Lapetite, qui montres déjà des signes de fatigue : la rubéole du début de semaine t’a épuisée. Je consulte à ce moment-là mon téléphone pour savoir si C., votre mère, me donne de ses nouvelles. Rien de ce côté-là. En revanche je vois passer une notification de twitter sur laquelle apparaît le mot clé #CharlieHebdo. Je fais immédiatement le lien entre ce que j’ai cru entendre ou n’ai pas voulu entendre tout à l’heure et ce mot-clé que je viens d’apercevoir. Je clique et surgissent des noms connus, ceux de dessinateurs qui me faisaient rire quand j’étais enfant et adolescent, qui continuaient à me faire rire, mais pas tout le temps, sauf Cabu à qui je pardonnais tout : j’aimais son rire. Je lis que « la rédaction de Charlie Hebdo est décimée », je lis qu’« il y aurait douze morts », qu’« ils ont reçu une balle dans la tête », que « des policiers seraient morts ». Cabu, mort ? une balle dans la tête ? Wolinski, mort ? une balle dans la tête ? Charb, Tignous, morts ? une balle dans la tête ? L’enfant, le pitre, le potache, notre enfance, le rire de l’enfance face à l’adulte, l’enfant qui rit en chacun de nous, morts ? une balle dans la tête ?

Je viens vous voir, tu es dans mes bras, et je vous demande de ranger la chambre avant ta sieste. Je consulte mon téléphone, pas de nouvelle de C. qui avant de partir à Paris ce matin ne savait pas si elle rentrait vers treize ou quinze heures. Je te caresse le visage ma petite, je change ta couche, te remets ton collant pour que tu n’aies pas froid aux pieds et t’emmène dans la chambre. Comme à chaque coucher, je te dis que je t’aime : Je suis là, papa veille sur toi et te protège.

J’aimerais qu’elles soient vraies, ces phrases que je prononce (et que votre mère prononce) à chaque coucher depuis que vous êtes nés, mais à chaque fois, à chaque fois, une de mes voix me martèle que je ne peux vous protéger de tout, que je n’ai pas cette capacité-là : vous vous rendrez compte un jour que votre père peut également être faible, lâche, faillible, qu’un père est mortel. Mais aujourd’hui encore je suis là, oui, avec mes maladresses et mes impuissances, la gorge nouée, avec tout mon amour.

Quand je redescends, vous êtes déjà sur le futon et préparez une bataille. Comme je pressens que l’après-midi va être éprouvant je vous demande si vous voulez bien regarder un dessin animé pendant la sieste. (Je me concentre sur ce que j’ai à faire. Je ne pense qu’à mes gestes. Je ne veux rien laisser transparaître de mon émotion.) Nous passons du temps à chercher le titre qui vous plaira à tous les deux puis, une fois que vous êtes installés, je vais me réfugier dans le fauteuil près de l’entrée et découvre ce qui s’est passé trois heures plus tôt au siège de Charlie Hebdo à Paris. Je lis « terroristes », « attentat », « vengeance », « on a tué Charlie Hebdo », je ne clique pas sur les vidéos, ne fais que suivre le fil d’actualité, passif, abasourdi, prostré. Je ne voudrais pas céder à la panique. Trop tard.

Derrière le petit store que j’ai tiré, je vous entends commenter le film d’animation – vous le connaissez déjà –, dire « J’ai peur » ou bien rire ; je devrais m’installer entre vous deux, oublier le dehors mais à la place je vous demande de faire un peu moins de bruit. Toi là-haut, tu dors. Aujourd’hui même vos rires ne pourraient te réveiller. Vous êtes beaux tous les trois, et drôles, et candides, espiègles aussi ; vous riez tu dors, à l’abri du monde, et ne savez pas encore ce qui vient de se passer : vous avez cette chance de ne pas savoir.

Je sors fumer dans la petite cour. Je suis doublement bouleversé, par ce massacre d’abord et parce que j’ai appris cette terrible nouvelle un mercredi après-midi, jour des enfants, jour des rires et des jeux, des batailles de coussins et du foot au parc, des joues rouges et des mains froides, des goûters bruyants et colorés. Je pense à la suite et ne sais pas comment je vais faire, ce que je peux faire, ce que je dois dire : je suis tétanisé, paralysé par ma douleur, ma détresse, ma colère. Fragilisé par vous. Par votre présence. L’adulte perd le contrôle de la situation au profit du père sensible, à fleur de peau.

Il est 14h30. Je suis avec vous mais je cache mes larmes. J’aimerais que ce film ne finisse jamais, que ma lâcheté l’emporte, que vous ne sachiez jamais qu’on vient de tuer des personnes en plein Paris, en pleine journée, froidement, dans leur bureau, des personnes qui, comme moi, écrivaient, des personnes qui pensaient, des personnes qui faisaient le ménage, des personnes qui étaient censées protéger (comme un père avec ses enfants), des personnes qui dessinaient, dont le métier, la passion, la vie, était de faire des dessins. (Il le faudra bien, pourtant.)

J’envoie un texto à C., la préviens de ce qui vient de se produire sans savoir si elle est au courant.

Je me demande comment je vais pouvoir vous annoncer, à vous qui avez un cours de dessin dans deux heures, qu’on a tué des personnes parce qu’elles avaient fait des dessins qui n’ont pas plu à celles qui les ont tuées, qu’elles sont mortes à cause de ces dessins, que les deux personnes qui ont tiré à bout portant ont répondu aux dessins qui ne leur plaisaient pas, non pas avec des feuilles, des crayons, des plumes, des feutres, des pinceaux, de l’encre ou bien avec d’autres dessins mais avec des armes, des vraies armes, celles qui tuent des vraies personnes, des petits et des grands, comme vous et moi, pas des Lego Chima ou des Playmobil, pas comme ces personnages de comics qui meurent de mort violente (parce qu’ils sont méchants le plus souvent : ici ce ne sont pas des méchants qui sont morts de leur vraie mort réelle).

J’ai peur de vous dire ce qui vient d’avoir lieu, les crimes abominables, le retour en arrière dans la barbarie, la prolifération du djihadisme. À ce moment-là, je ne sais plus quoi vous promettre comme monde pour demain et me sens impuissant face à votre vulnérabilité et vos propres peurs. Elles ne sont pourtant pas les miennes mais l’inquiétude grandit à mesure que je passe de la terreur affichée sur le téléphone à vous, vous qui ne vous souciez plus du monde, toi qui à cet instant précis as plongé dans un rêve parfois beau parfois inquiétant et vous qui avez basculé dans un autre monde, celui que nous, les adultes, pensons « minuscule » et qui est beaucoup plus étendu et vertigineux que le nôtre, et ce monde est devenu le vrai monde pour vous, un monde où de méchantes fourmis rouges attaquent de gentilles fourmis noires.

Je ne peux m’empêcher de penser à ceux qui sont morts pour leur liberté de ton, leur vision du monde, leur courage ; je me demande où sont leurs enfants (pour ceux qui en ont), leurs petits-enfants (Georges Wolinski avait 80 ans, Cabu, cinq de moins), qui les regarde en ce moment, qui leur parle, comment sera-t-il possible de les consoler, de les rassurer, quels mots seront plus forts que leurs cauchemars. Je pleure, me cache, ne parviens pas à être avec vous, la douleur est trop forte pour le moment ; j’ai besoin de parler à quelqu’un, à un adulte ; j’écris quelques phrases sur un réseau social, j’ai conscience que mon geste est affecté mais je le suis, affecté.

Une amie me répond en privé. Je lui écris que je suis perdu, que je me sens seul, lui demande comment je vais pouvoir continuer à leur faire aimer la vie. « Lutter, on va lutter, continuer à lutter, ne pas se laisser envahir, tétaniser », m’écrit-elle. Elle trouve les mots justes. J’aimerais parler, je ressens le besoin de faire sortir des phrases de mon corps, d’entendre ma voix mais aucun son ne sort.

Je parviens à lancer un deuxième film alors que nous devrions sortir, jouer et rire, mais je ne peux pas. Je voudrais leur parler mais avant cela j’aurais besoin que quelqu’un m’aide à trouver les bons mots, les bonnes phrases. Et pas uniquement avec ces deux mots-clés qui circulent désormais partout : #‎SoutienCharlieHebdo d’abord puis surtout #‎JeSuisCharlie‬. Car si, comme tout le monde aujourd’hui, je suis un peu Charlie, en réalité je ne suis pas Charlie, je n’ai jamais eu leur courage, leur détermination, leur humour, leur talent. Je ne suis pas doué pour la provocation ni la caricature. Je suis devenu un père qui a peur pour votre avenir.

Je n’ai pas de nouvelles de C., malgré mon texto. J’en envoie un deuxième vers 15h20. Elle me répond dans la foulée qu’elle sera à la maison vers 16h30. Tout à l’heure nous serons deux pour vous trois, nous serons plus forts.

Tu dors toujours, et vous, vous riez de plus en plus fort devant La Panthère rose, C. va rentrer, mon amie continue à me soutenir, clavier contre clavier, écran contre écran, me donne des conseils, me parle du 11 septembre, de son enfant qui avait deux ans alors, d’un ami qui travaille pour Charlie Hebdo mais qui n’était pas au siège aujourd’hui.

C. pousse la porte d’entrée tandis que nous prenons le goûter. Elle est sonnée et je ne parviens pas à lui dire que j’étais inquiet. Je voudrais lui dire aussi : Je n’ai pas réussi à leur parler, pendant deux heures je suis resté prostré, à chaque fois que je m’apprêtais à le faire, ma gorge se nouait, les larmes coulaient, je n’y arrivais pas, je suis resté deux heures avec mon impossibilité de parler, cela ressemblait à un silence, ça n’était que des phrases retenues, des mots empêchés.

Il est l’heure de se rendre au cours de dessin. Un rassemblement citoyen est prévu place de la République à Paris. Je reviens à la maison et annonce à C. que je vais y aller. Au même moment elle reçoit un texto lui annonçant qu’un autre rassemblement aura lieu devant l’Hôtel de Ville de Montreuil en hommage au dessinateur Bernard Verlhac (Tignous) qui travaillait à Charlie Hebdo ; lui aussi a été lâchement abattu aujourd’hui. C. aimerait s’y rendre avec vous : Legrand en entendra parler demain à l’école et je préférerais que nous lui en parlions avant. Je sais qu’elle a raison mais je doute que la place de l’Hôtel de Ville soit le lieu adéquat pour parler de ça. Je lui fais confiance.

Alors que je t’aide à t’habiller à la fin du cours de dessin, des parents, avec ta prof, parlent de la fusillade et du rassemblement sur la place de la Mairie. Je t’annonce que nous allons rejoindre ta mère et ta sœur devant l’Hôtel de Ville. Tu demandes : Est-ce qu’on pourra dormir dans cet hôtel ? Tu demandes : Est-ce qu’il y aura des jeux ? Je commence à te parler des hommes et de la femme qui sont morts aujourd’hui. Je dis « armes », « fous », « morts ». Alors que j’ai tes dessins du jour dans ma poche je t’annonce que des dessinateurs sont morts, des policiers aussi. Tu demandes : Combien de policiers sont morts ? Deux. Tu dis : C’est pas beaucoup, deux. Je réponds : Une seule personne serait déjà trop. Je suis bouleversé, en colère, maladroit. Je ne parviens pas à parler à tes six ans, je me déteste. Avec tout ce que j’ai lu je suis incapable de te parler simplement. Tu demandes : Les méchants, quand on les attrapera, comme ils ont tué des gens, on les tuera ? Tu demandes : Quand ils seront jugés, est-ce qu’on aura le droit d’être là ? Tu demandes : Où sont les corps ? Tu demandes : Quand est-ce qu’on les enterrera ? Tu demandes : Est-ce qu’on pourra y aller ? Tu me dis : Tu as vu ils n’ont pas enlevé les décorations de Noël, il y a même un arbre bleu, c’est mon préféré.

Sur la place, tu t’ennuies. Tu ne comprends pas pourquoi tous ces gens ne parlent pas, ne bougent pas, ne dansent pas, tu demandes où sont les musiciens. (La dernière fois que nous sommes venus ici, la ville fêtait le soixante-dixième anniversaire de sa Libération et il y avait un concert et un bal, des saucisses et des frites.) Tu t’agaces, je me renferme ; je voudrais être plus près de toi, te prendre dans mes bras mais, au lieu de ça, j’enregistre tes questions, tes gestes, tes réactions. Quand je te réponds, je sens bien que nous ne suivons pas la même partition, que notre dialogue sonne faux, que je peine à effacer notre décalage. C’est pourtant à moi de le faire mais plus j’y pense, plus je m’éloigne de toi qui te plains maintenant que ta sœur se met à crier dès que tu t’approches d’elle. Et c’est vrai que tu cries sur ton frère quand il vient vers toi. Toi, tu cries. Toi, tu te plains. Je deviens froid, distant, autoritaire. Je regrette chaque phrase que je prononce. Je voudrais être ailleurs.

Plus le temps passe, plus tu deviens insupportable, plus je deviens cassant. Soudain tu dis : Est-ce que tu es fâché ? on dirait que tu es fâché contre moi. Ce n’est pas contre toi que je suis fâché, tu n’y es pour rien, je suis triste, ça fait des heures que je voudrais pleurer, ça fait des heures que je me retiens de pleurer devant vous, et à force de me retenir je deviens méchant.

Les larmes coulent enfin. Je craque. Devant toi, Legrand. Devant toi, Lapetite. Devant C. J’ai honte. Honte de mes réactions, de mon état, honte de ne pas être le père qui sait faire face et trouver les mots, ceux qui apaisent et rassurent. Honte de ne pas être un père solide, un compagnon fiable, un homme fort. Qui ne pleurerait pas. Qui ne s’apitoierait pas. Qui saurait quoi dire quoi faire. Qui ne fléchirait pas dans la tempête. Qui trouverait le port dans le brouillard. Qui prendrait tout le monde sous son aile. Qui serait un héros, un homme courageux, un Charlie. Mais je ne suis pas Charlie. Et je suis en train de Chialer. Je ne suis que l’anagramme triste d’un mot-clé qui pourtant aimerait croire en demain, rester digne, calme, confiant, aimant. J’ai honte. Honte de moi. Honte de devoir écrire pour commencer à parler, à vous parler.

Nous ne sommes plus mercredi mais jeudi. Et maintenant je vous parle, surtout à toi. Même si je ne parviens toujours pas à accepter que des héros de mon enfance aient été assassinés, que ces personnes soient mortes de cette façon, même si je crains les actes de vengeance, je me suis ressaisi. Je te dis que je te montrerai leurs dessins qui, eux, seront toujours vivants, je te dis que je te ferai entendre leurs voix, leurs rires. Tu comprendras qu’ils ne méritaient pas de mourir ainsi.

Un jour vous serez grands et moi un peu plus vieux. Vous lirez peut-être ce qui s’est passé ce mercredi après-midi, ce que vous aurez peut-être oublié. Vous découvrirez aussi ce que j’aurais aimé faire et dire, ce que j’aurais préféré éviter. Peut-être me comprendrez-vous, peut-être me pardonneras-tu.
 
 


Mercredi 7 janvier, vers 11h30, deux hommes armés ont lâchement assassiné douze personnes et blessé onze autres à l’intérieur et à l’extérieur des locaux du journal Charlie Hebdo. Tous travaillaient pour ce journal, y collaboraient ou y faisaient le ménage. L’un était chargé de la sécurité, un autre avait été invité à la conférence de rédaction. Ils étaient dessinateurs, journalistes, psychanalyste, économiste, correcteur, agent d’entretien, fondateur d’un festival du carnet de voyage à Clermont-Ferrand, policiers. Leur nom : Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Jean Cabut, dit Cabu, Elsa Cayat, Stéphane Charbonnier, dit Charb, Philippe Honoré, dit Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Bernard Verlhac, dit Tignous, Georges Wolinski.
 
Vendredi 9 janvier, Le Petit Quotidien, journal d’informations pour les 6-10 ans, fait sa Une sur le massacre ; ce numéro est en accès libre (en PDF) en hommage aux victimes de l’attentat à la rédaction de ‪Charlie Hebdo‬ afin d’aider les parents à aborder le sujet avec leurs enfants.
 

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 8 janvier 2015