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vital journal viral #1
du 15 au 21 mars 2020
Ce "journal de confinement" a débuté le dimanche 15 mars 2020.
Dimanche 15 mars 2020
Je débute ce nouveau journal, un dimanche après-midi de la mi-mars, dans un lit qui n’est pas le mien. Les stores sont baissés.
Après avoir éteint son ordinateur, celle que j’aime remonte la couette jusqu’au menton, elle a froid. Je suis assis, un plaid sur mes jambes, un coussin dans le dos, un autre sur mes genoux, l’ordinateur est posé dessus, et je cherche un titre à ce journal que je ne trouve pas. Elle tourne la tête de mon côté, ses yeux sont fermés, et se blottit contre moi. Elle m’émeut. Il y a beaucoup de douceur dans son abandon.
Je suis arrivé chez elle hier en début d’après-midi après que la mère de mes enfants est venu les chercher chez moi. J’ai apporté quelques habits, mon ordinateur, des livres, quelques légumes. Depuis des mois je fais ça : une semaine à Montreuil avec mes enfants, une semaine avec elle, dans sa ville. Mais là, je pressens que je ne vais pas pouvoir rester si longtemps que ça.
C’est dimanche. Cette journée est plutôt ensoleillée, le vent frais, les arbres sont en fleurs. Une ambiance printanière mais pas si légère qu’elle en a l’air. Car depuis plusieurs semaines pour certains, quelques jours pour d’autres, une question se pose : qui survivra au coronavirus ? qui allons-nous perdre ? est-ce que l’épidémie se transformera en pandémie ?
Si en France, nous avons été nombreux à ne pas prendre au sérieux l’arrivée de ce virus qui a déjà touché et tué du monde en Chine et en Italie, cette fois il n’est plus possible de jouer aux cons.
Au moment où je débute ce journal, la mère de mes enfants m’écrit sur WhatsApp que « le gouvernement devrait prendre des mesures de confinement total dans les prochaines heures » (LCI) et dans le même temps, Le Monde m’annonce que « l’Allemagne fermera ses frontières avec la France, la Suisse et l’Autriche à partir de lundi. »
Jeudi soir, le Président Macron a annoncé que les crèches ainsi que tous les établissements scolaires et universitaires seraient fermés à partir de lundi. Il a également conseillé aux entreprises de demander à leurs salariés de télétravailler. Depuis, c’est la panique. Des informations contradictoires fusent de toutes parts, les supermarchés sont pris d’assaut, les enfants sont heureux, les parents déboussolés, le personnel soignant sur les dents, les commerçants, travailleurs indépendants, artistes, entre autres, angoissés.
Hier soir, le Premier ministre a annoncé la fermeture dès minuit de tous les « lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays ». Restaurants, bars, discothèques, cinémas sont appelés à fermer leurs portes. Les commerces sont aussi touchés, à l’exception des magasins alimentaires, pharmacies, banques, bureaux de tabac ou encore stations-essence. Et les lieux de culte. Quant aux librairies, elles sont considérées comme un lieu non indispensable à la vie du pays. C’est difficile de l’entendre mais il faut se rendre à l’évidence et ne plus sortir. Nous avons un tel de stock de livres, de textes en numérique et d’autres à lire en ligne ! De ce côté-là, ça devrait aller.
Je pense aux maisons d’édition que j’accompagne, de toutes petites structures pour la plupart, aux centaines de libraires avec qui je suis en lien et qui depuis hier soir ont fermé boutique. Quand les rouvriront-elles ? Dans quel état financier ? Pourront-elles toutes se relever ? Et les maisons d’édition, comment vont-elles pouvoir continuer ?
Les élections municipales sont en revanche maintenues. Je ne comprends pas qu’elles n’aient pas été annulées. Pour une fois, je n’irai pas voter. Je ne veux pas prendre de risques et refuse d’en faire prendre aux personnes fragiles si jamais j’étais contaminé mais ne le savais pas encore.
Il fallait reporter ces élections. D’autant plus que si la situation s’aggrave, le second tour n’aura pas lieu. Les résultats du premier tour seront peut-être annulés. Il faudra alors tout recommencer. Mais en attendant, des millions de gens se seront déplacés, se seront frôlés, se seront succédé dans un isoloir.
Nous voilà donc confinés, ou presque.
Hier soir, après l’annonce, je suis allé acheter du vin. Pas de PQ ni de pâtes. D’ailleurs, les rayons étaient vides. Nous avons ensuite passé du temps sur nos téléphones. Il aurait fallu nous prendre en photo. C’était ridicule. Nous nous en sommes rendu compte. Alors nous avons posé nos téléphones, nous nous sommes couchés et avons regardé un documentaire sur Sophia Loren.
Ce que j’écris est intime. Mais si l’intime est partagé par tout le monde, ce que j’écris peut-il toucher d’autres personnes que celles dont il est question ici ? Ce que j’écris est intime mais ce qui se passe dans l’intimité d’une chambre ne regarde personne d’autre qu’elle et moi. Il n’en sera donc pas question ici.
Dois-je rentrer chez moi, à Montreuil ? Dois-je ne plus la voir afin d’être prêt à recevoir mes enfants plus tôt que prévu ? Si tout le monde est confiné, pourrons-nous nous retrouver ? Comment ça se passe dans ces cas-là pour les enfants de parents séparés, et pour ces mêmes parents qui vivent une histoire d’amour hors de leur ville où il y a aussi des enfants ?
Pour l’instant, je suis encore avec elle, chez elle. J’aime être là lorsque je n’ai pas mes enfants. Avec cette épidémie annoncée, réelle désormais, j’ai encore plus envie et besoin d’être avec elle, de partager nos questions, nos angoisses, nos colères ou nos incompréhensions, de rire aussi. Car nous aimons ça. Parler, nous étreindre. Et rire.
Lundi 16 mars 2020
Hier soir, nous avons fini par prendre l’air. Il faisait déjà nuit. La ville était quasi déserte. Cela ressemblait à un dimanche soir, les gens étaient chez eux, on voyait de la lumière dans tous les appartements, les maisons. Cependant, nous savions que ce n’était pas un dimanche soir comme les autres. Et même les ampoules semblaient éclairer autrement. Comme si elles étaient devenues le prolongement de l’âme de qui les avaient allumées : des petites lumières suspendues aux décisions, à la peur de tomber malade, de perdre des parents, des voisins, des amis. Qui rappelaient des images déjà vues. Comme des chandelles, des bougies. Dans le même temps, je découvrais sur un réseau social une photo prise au marché d’Aligre à l’heure du déjeuner et une autre, le long du Canal Saint-Martin vers 16h : c’était noir de monde. Un « Paris plage » à l’heure de la « distanciation sociale ». Nous avons marché dans les rues silencieuses. À part quelques marcheurs solitaires, de rares couples, deux ou trois joggers et des jeunes par grappes de cinq ou six, il n’y avait personne. Je pensais à mon fils et à ma fille, à leur enfance volée par les attentats, maintenant par l’épidémie. Je pensais à mes parents au téléphone, à leur « trouille », à ma grand-mère atteinte d’Alzeimher, privée de visites.
Au retour, c’était déjà l’heure des premiers résultats des élections municipales. Un taux d’abstention record… J’aurais aimé un taux d’abstention de 100% qui aurait montré l’irresponsabilité de notre gouvernement. Bien entendu, il y avait de bonnes surprises mais personne n’osait se prononcer pour la suite. Cela sonnait faux, comme une mauvaise pièce de théâtre, avec beaucoup d’improvisation ; tout était approximatif, on se serait cru devant un jeu virtuel sauf que de vrais gens avaient fait le déplacement dans les bureaux de vote. On ne jouait pas, là. Les journalistes ne savaient pas quoi dire. Si la situation n’avait pas été si grave, j’aurais rigolé. C’était ridicule.
Alors nous avons mangé, bu un verre et regardé en replay sur Arte À mon âge, je me cache encore pour fumer de Rayhana Obermeyer, un film qui se déroule dans un hammam algérois en pleine guerre civile, entre l’armée et les « barbus » (années 90). Un huis-clos avec une très forte tension. Avec des femmes magnifiques, tout en douceur et dureté, colère et humour, générosité et vengeance. Un film politique bien entendu. Courageux. La vie dans ce hammam est une société en elle-même, un espace de parole, de discussions et de liberté, il est le seul endroit où les femmes peuvent prendre soin de leur corps et fumer aussi. C’est théâtral. Dans la façon de construire les scènes, les dialogues, dans le jeu des actrices et de la lumière. C’est dramatique. Et il y a de la tragédie grecque aussi. C’est un film féministe dans lequel les femmes d’une même génération ne sont pas toujours d’accord (la religion, la sexualité....). Je pense notamment à une scène très forte entre deux étudiantes, jadis amies et désormais opposées.
Ce matin, j’apprends que « l’agression, impunie à ce jour, dont Rayhana Obermeyer a été victime un soir, à la sortie de la pièce qui a inspiré le film, a imprimé le sceau du réel à sa dénonciation. »
Nous nous sommes endormis devant le film. La nuit a été hachée, ponctuée de mauvais rêves et de réveils en sursaut. À 6 heures, après un café au lit, nous avons repris le film avant de nous endormir. Mais de nouveaux cauchemars, dans lesquels se mélangeaient la guerre civile algérienne et les questions actuelles, ont mis fin à cette drôle de nuit.
Il est 12h30. Julie et moi nous sommes appelés. Nous avons décidé d’attendre l’allocution de Macron, annoncée pour 20h, avant de prendre des décisions, d’appeler les éditeurs avec qui nous travaillons et d’envoyer un mot de soutien aux libraires. Ma sœur vient de me texter qu’elle est toujours malade. Une bonne grippe visiblement. Puis la mère de mes enfants au téléphone, tous trois cloitrés dans la maison. Et mon fils qui veut me parler, qui ne parle pas, que je sens inquiet, très inquiet. Pas de nouvelles d’un de mes oncles, atteint d’une pneumonie. Là, c’est moi qui suis inquiet.
À l’instant, sur Facebook, un post parmi d’autres : « À partir de mardi, confinement total à Paris (sauf pour première nécessité) + couvre feu à 18:00 et barrages de quartiers, comme en Italie. Source Ministère de l’intérieur et armée, qui se préparent. Seuls les laissez-passer pour médecins, police, etc, seront autorisés. Via une attachée parlementaire à l’Assemblée Nationale : Macron devrait annoncer ce soir que chacun dispose de 48h pour déterminer et être sur son lieu de confinement (pour y rester 45 jours ensuite). Pour info, un décret de confinement total sera publié mardi au journal officiel pour application dès mercredi et Police et Armée mobilisées. Couvre-feu tous les jours à 18h. Info du Sénat. » Je pressens que ces fuites annoncent d’autres fuites, un exode massif.
J’ai deux enfants. Je suis séparé de leur mère depuis plusieurs mois. Je vis une histoire d’amour dans une autre ville de la petite couronne. Mon lieu de confinement sera à Montreuil, loin de celle que j’aime, près de mes enfants. La maison de leur mère n’est qu’à cinquante mètres de mon apparement. Les gardes seront simples pour nous et rassurantes pour les enfants.
Mais le confinement, ce sera aussi être privé pendant une durée indéterminée de la personne dont je suis amoureux.
J’aurais aimé vivre ces moments difficiles avec elle car je pressens qu’elle a besoin de moi. Mais ce ne sera pas possible. Ce sont mes enfants ou elle. Et je dois être près d’eux. Mais je me sens déchiré, partagé. Ce n’est pas raisonnable. Ce n’est pas raisonné. C’est une blessure d’amour, le manque qui s’installe déjà. Ça passera, en force, mais ça passera. Je finirai par m’y résoudre. Nous nous attendrons et devrons éprouver ce que nous avons déjà lu ailleurs. Ici, par exemple : « Nous sommes tous appelés à nous inventer une nouvelle vie, à nous sentir proches même si nous sommes éloignés, à régler nos comptes avec un sentiment que nous évitons à tout prix : l’ennui. Et la lenteur aussi, le silence, les heures vides – ou pleines des cris des enfants enfermés à la maison. Nous avons en face de nous la vie que nous nous sommes choisie, ou que le sort nous a donnée, notre "foyer" – non celui de la maladie mais celui que nous avons construit au cours des années. Je nommerais cela une épreuve de vérité. (…) Mais de temps en temps, on sature, on n’en peut plus de ça, (…) On envoie de façon compulsive des messages pour ne pas se sentir seul, et un coup de fil peut durer une demi-heure, comme lorsqu’on était jeunes et que les temps n’étaient pas ceux d’aujourd’hui, qu’on faisait l’amour au téléphone. Il arrive aussi qu’une amie te dise : « Peut-être demain on peut faire une promenade ensemble, en se tenant à distance, qu’est-ce que tu en penses ? » Et l’idée te fait venir un frisson de plaisir interdit. Nous sommes en train de vivre de façon différente des moments de notre vie de toujours, et elle nous paraît nouvelle parce qu’elle est la même mais renversée. » (lettre ouverte de Cristina Comencini, traduite de l’italien par Robert Maggiori, Next/Libération, 12 mars 2020).
Elle revient de son bureau. J’ai trouvé un titre à ce journal : « Vital journal viral ». Je le lui dis et lui lis les deux premières pages.
Nous partons faire quelques courses, pour elle, pour moi aussi qui pressens que ça va être difficile demain. Il faut faire la queue, comme plein d’autres au même moment dans le pays. Il faut se satisfaire de ce qui reste, une boîte de 6 œufs, une bouteille de lait cabossée, un jus de pomme et des céréales pseudo bio et hors de prix, un sachet de viennoises dont la marque est fière d’annoncer qu’elles sont sans huile de palme, du café en grain prétendument équitable. Bref, de quoi préparer au moins quelques petits-déjeuners avec la descendance.
Nous ouvrons une bouteille, préparons chacun un plat dans la cuisine. Une soupe et une poêlée de champignons. Notre dernier repas chez elle avant… Et arrive Macron, son regard me fait flipper. Nous l’écoutons. Je me sens de plus en plus mal à l’aise. Je me rapproche d’elle, nous nous serrons. Le confinement est donc officiel. Quinze jours pour commencer. À partir de demain midi. Plus moyen de se voir. Des sorties au compte-goutte et avec autorisation. A-t-il eu peur d’annoncer plus ? Il n’y a déjà plus rien dans les magasins et il y a tant de réactions irrationnelles… Cela aurait-il changé quelque chose ? J’ai comme l’impression qu’il n’est pas allé assez loin. Comme samedi soir avec ces injonctions contradictoires : Restez chez vous mais allez voter ! Et maintenant, voilà qu’il nous sermonne ! Mais c’est lui et son gouvernement, les responsables des débordements de dimanche : la foule de gens dans les marchés, sur les quais, dans les parcs et jardins !
Il y a peu de temps encore nous étions en grève, désormais « nous sommes en guerre ». Il y a peu, il retirait les subsides des chercheuses et chercheurs, il maltraitait le personnel soignant et maintenant ces mêmes équipes sont traitées en héros et il va tout faire pour débloquer tout un tas de pognon afin de soigner le plus de monde et de permettre à ces mêmes chercheuses et chercheurs de trouver un vaccin. C’est écœurant.
Basta ! Direction la chambre. Pas moyen de lire, de me concentrer. Je passe mon temps à cliquer sur les notifications, les alertes, des liens… Jusqu’à mettre le téléphone en mode avion quelques heures avant que les avions, eux, ne soient cloués au sol.
Mardi 17 mars 2020
Ce n’est pas le D-Day mais c’est un jour J quand même puisque « nous sommes en guerre ».
Il est tôt, celle que j’aime dort encore et j’aimerais préparer notre dernier petit-déjeuner.
Je ne lis aucune information, n’écoute pas la radio, je ne veux rien savoir pour le moment.
Sous la douche, je me souviens que j’arrive au bout de mon traitement de l’allergie.
J’attends devant la porte vitrée que la cliente sorte de la pharmacie et que le type devant moi s’avance avant d’entrer à mon tour. Celui derrière moi s’empresse d’entrer lui aussi. Je me retourne, l’air mauvais. Il recule un peu tandis qu’un macho répond mal à une dame qui lui demandait dans quel sens « se trouvait la queue ». Tout ce qu’on aimerait ne pas voir, ne pas être et ne pas entendre se retrouve là, dans ce petit bout de rue, à quelques heures du premier jour du confinement national.
Boulangerie. Nouvelle file d’attente. Calme, civisme et pain chaud.
Puis tout va très vite. Le petit-déjeuner qu’elle a préparé en mon absence, le rangement, la fermeture du sac-à-dos et du sac de voyage, les adieux à celle que j’aime, au chat, à l’appartement, le baiser depuis la rue – dernière image d’elle : à la fenêtre –, le train d’abord, les deux métros ensuite. Peu de monde, c’est bien. La proportion de parasites auditifs étant peu ou prou toujours la même, coronavirus ou pas, comme nous sommes moins nombreux que d’habitude dans les rames, celle qui raconte sa vie passionnante au téléphone, on l’entend encore mieux.
Il est 10h30. Première vision de Montreuil. Des dizaines de gens en file indienne devant les boucheries Halal, les pharmacies, les boulangeries, les épiceries. Les cafés sont fermés. Même le Bar du Marché. Une révolution !
Je retrouve mon appartement, aère, vide les sacs, range mes affaires et repars en direction de la place de la Mairie à l’assaut d’une épicerie et de la Biocoop. Razzia là aussi mais ils viennent de recevoir des fruits et des légumes. Je ne serai jamais rentré pour midi. Je vois Macron me tirer les oreilles. Je vois surtout un flic me demander mon autorisation de sortie et, ne la voyant pas, me verbaliser.
12h45. Retour chez moi. Exsangue. La mère de mes enfants m’invite à manger avec eux et à parler de l’organisation pour ces prochains jours, ces prochaines semaines. Les enfants sont ravis de me voir. Je retrouve la maison dans laquelle j’ai vécu plus de six années, la table qui a accueilli des milliers de fois mes plats, mes coudes.
Nous nous organiserons ainsi : chaque midi nous mangerons tous les 4, un coup chez elle, le lendemain chez moi. Si bien que, tous les deux jours, chacun aura les enfants du midi au midi suivant. Le matin sera consacré aux devoirs, révisions, contrôles… Et l’après-midi aux jeux, activités et autres trucs à inventer pour faire passer le temps, ne pas péter les plombs et tenter de transformer cette drôle de vie imposée en des moments les plus sympathiques possibles. Les enfants sont très excités.
Je consacre l’après-midi à préparer leur venue. Pas la peine de détailler. Je me repose trente minute.
Je ne parviens toujours pas à lire. Je réponds à peine à quelques mails. J’appelle un éditeur. J’essaye de remonter le moral à Julie. Je bois un énième café et fume une clope de trop.
Il fait beau, le parc est fermé. Par la fenêtre ouverte, hormis les oiseaux, j’entends les rires et les pleurs d’enfants, une voix d’adulte qui console, une autre qui punit.
J’adresse un mail à l’équipe de publie.net pour leur demander ce qu’il faut faire avec mes deux livres qui ont paru le 11 mars, trois jours avant l’annonce de Macron. Tous ces mois de travail, d’échanges entre eux et moi, auraient-ils été inutiles ? Je n’ose plus communiquer autour de ces deux livres. Comme s’ils étaient morts-nés. Faut-il faire comme s’ils n’avaient jamais existé ? Je ne suis pas le seul dans ce cas-là. La situation est grave et je me sens mal à l’aise de leur poser ces questions. Je me sens égoïste, perdu aussi. Je leur demande de prendre le temps de me répondre. Je reçois un mail quarante minutes plus tard de Guillaume Vissac. Très élégant, comme toujours.
La nuit tombe, je me prépare à manger en buvant une bière. J’écoute Pedro Soler et Gaspar Claus. Des gens applaudissent dans le quartier. J’apprends quelques minutes plus tard par celle que j’aime que les habitants sont invités à ouvrir leur fenêtre et à applaudir le personnel soignant, chaque soir à 20h. Nous nous racontons notre journée. Son parfum embaume dans tout l’appartement.
Je mange, lis quelques liens trouvés sur Facebook. Dont celui-ci sur Coronamazon qui aux États-Unis va recruter massivement devant le bond des commandes en ligne… C’est Lilya de la Librairie Meura à Lille qui le poste et le commente. Ses mots sont si courageux, si justes :
« Derrière chaque paquet, des personnes.
Nous avons décidé de ne plus proposer la vente en ligne en cette période d’épidémie. Comme de très nombreux collègues.
Nous n’aurons aucune rentrée d’argent pour les semaines à venir.
Nous payons des salaires, nos cotisations sociales, nos impôts, toutes les charges que nous devons assumer.
Nous faisons vivre nos quartiers en ouvrant des lieux que nous rendons les plus accueillants possibles.
Nous répondons à vos questions, partageons vos joies et vos peines. Nous sommes parfois une épaule consolante et une oreille attentive et discrète.
Mais nous fermons car nous ne sommes pas des commerces « indispensables ». Et c’est normal.
Nous fermons des commerces.
A titre personnel, nous le faisons sans aucun état d’âme. Nous refusons de participer à la propagation de l’épidémie.
Nous fermons et nous ne proposerons pas de vente en ligne.
Nous remercions tous ceux qui ont voulu nous soutenir en commandant sur nos sites d’indépendants.
Mais nous ne proposerons pas de vente en ligne, parce que derrière CHAQUE paquet que VOUS recevrez, il y a des travailleurs.
Des êtres humains, pas des robots.
Aujourd’hui, des personnes qui vont s’exposer pour que vous receviez un paquet, à l’abri chez vous.
Des personnes, qui vont devoir travailler parce que, cyniquement, il y a de la demande.
Votre demande.
Qui n’est ni une demande de santé, ni une demande de solidarité.
Juste un besoin compulsif de consommer.
Et c’est un commerce qui vous le dit.
Avez-vous réellement besoin de ce que vous avez mis dans votre panier ? »
Ce serait irresponsable, indigne, déloyal, de la part des distributeurs français de continuer à servir Amazon et ces autres grandes surfaces qui proposent de la nourriture mais aussi des livres. De mettre en danger les gens qui travaillent dans les entrepôts, les transporteurs. Ce serait contradictoire avec les propos de Macron. Il ne soutiendrait pas les commerces de proximité en agissant ainsi alors qu’il a prétendu le contraire hier soir. Il continuerait de faire les choses à moitié. Il aurait fallu aller plus loin. Ce soir, écœuré une fois de plus, je remercie Lilya d’avoir trouver les mots. Ce n’est pas grand chose et je suis bien impuissant mais elle, ses collègues et tous les libraires avec qui je suis en lien, ont tout mon soutien.
Je reçois un mail de celle que j’aime. Elle vient de regarder un documentaire passionnant sur les glaciers. Il est 23h25. Je pars au Pôle Nord avec et sans elle.
Mercredi 18 mars 2020
Nuit hachée.
Dans mon lit, je lis ce qui a pu s’échanger cette nuit. Celle que j’aime m’a écrit elle a terminé Va-t’en, va-t’en, c’est mieux pour tout le monde. Une manière d’être avec moi, dit-elle.
Je me prépare, écoute France Culture, remplis mon autorisation et vais acheter ce que je n’ai pas pu trouver hier. Il y a moins de monde dans les rues. On se regarde, s’épie, s’évite. On se sourit aussi. Les êtres humains se mettent à imiter les chats, expérimentent la technique de l’ellipse.
Je me prépare à accueillir les enfants, à continuer à être père tout en endossant le rôle de l’animateur, de l’instituteur, du professeur de français, d’anglais, de mathématiques, de sciences physiques et naturelles, d’histoire-géographie, d’arts plastiques, d’EPS.
Les enfants arrivent. Leur mère est épuisée, je le vois d’emblée. Elle ouvre les manuels, les cahiers, me montre où ma fille en est dans ses devoirs et révisions. Pour notre fils, c’est plus compliqué : accès impossible à Pronote, le site du CNED, lui, ne valide pas l’inscription. Tout foire pour le moment, sauf les échanges de mails avec la prof principale.
Après le repas, les enfants vont dans leur chambre, on boit un café et on fume une clope. Je lui propose de les garder plus longtemps. Je me dois d’être solidaire vu que j’ai moins de pression professionnelle qu’elle en ce moment. Disons que la pression ne se situe pas au même endroit : je suis à la fois tétanisé et dégoûté par le combat déloyal qui se déroule là en direct entre le duo Coronamazon-Hypermarchés qui a du stock et serait encore livré par certains distributeurs de livres et, de l’autre côté, les librairies indépendantes qui ont fermé boutique et ont quasiment toutes annoncé que pour des raisons sanitaires, elles stoppaient leurs livraisons. Le gouvernement doit prendre des décisions radicales.
Après-midi centre aéré : jeu de société, ballon dans la rue, devant la porte, autre jeu de société, faire l’arbitre quand l’un boude, perd ou s’emporte, quand l’autre pleure, triche ou provoque, jouer au soigneur – une bosse ici, un bleu par là.
Quelques pauses tout de même : clope (à la fenêtre deux fois) et FaceTime avec celle que j’aime. J’ai beau connaître son appartement, j’avais une drôle d’impression lors de sa visite guidée. Pourtant, les enfants étaient joyeux, ravis, ils faisaient même les clowns et des grimaces, ils lui montraient les objets, jouets et peluches qui comptent à leurs yeux. Mais plus je la regardais, plus j’avais envie de la prendre dans mes bras. Cette impuissance m’a rappelé ces nombreux rêves dans lesquels nous pensons tenir quelque chose dans la main ou attraper le bras de quelqu’un mais à chaque fois la main est vide ou l’autre s’échappe.
Et puis ça recommence : servir le goûter, nettoyer l’appartement, faire à manger, la vaisselle, balayer. En musique.
Et puis c’est le moment de lire une histoire qu’on n’a pas encore lue, un livre de la médiathèque.
Et puis ça se termine toujours de la même manière, confinement ou pas : par des chansons et des câlins. Par la porte de la chambre que je referme, la fenêtre (mon héroïne) que j’ouvre, une clope que j’allume et ce journal que je me suis promis de continuer à tenir.
Je repense à cet après-midi, aux quelques personnes croisées devant chez nous. À chaque fois nous nous mettions sur le côté et les laissions passer tout en les saluant, en leur adressant un sourire : des passants avec bébé sur le ventre ou dans une poussette, un type à vélo, un couple sur un scooter, une voisine qui partait sans son autorisation, un autre avec un caddie. Plus loin, un autre couple se bécotait : je n’ai pas compris pourquoi seul le garçon portait un masque tandis que la fille l’embrassait sur les tempes.
Je reviens à ma fenêtre. Car, quand je fume, je peux échanger quelques mots avec mes voisins et voisines. L’une d’elles est confinée avec son père très âgé et tous ses animaux. Elle m’a parlé de scoumoune en riant très fort. Une autre m’a dit que des gens jouaient au foot un peu plus bas. À notre fenêtre, toujours la même (il n’y en a que trois, ça va vite), à 20 heures nous avons applaudi le personnel soignant. Nous étions les seuls à le faire dans notre petite rue mais les habitants de la cité à côté étaient déchaînés. J’avais la gorge serrée.
Souvent, j’ai la gorge serrée. Quand j’apprends qu’untel a de la fièvre, que tel autre a une pneumonie. Quand je pense aux SDF, à ceux qui ne peuvent pas se confiner. Quand je pense aux coups donnés, aux coups reçus, aux femmes et aux enfants battus, aux violences domestiques qui doivent être encore plus importantes. Quand j’apprends sur Facebook qu’une petite fille de trois ans est à l’hôpital et que sa mère ne peut pas être à ses côtés, quand j’apprends, sur Facebook encore, que des parents sont en train de mourir seuls sans possibilité de visite de la part de leurs enfants. À chaque fois j’essaye de me mettre à la place de ces personnes et de comprendre ce qu’elles subissent et endurent. Je ressens leur souffrance, leur douleur. Et là, oui, face à cette double injustice, j’ai la gorge qui se serre encore plus. Dans le même temps, je pense à mes enfants, à celle que j’aime, à ma grand-mère, à mes parents. Et j’imagine le pire. Et je m’en veux de tout mélanger, de paniquer, de sombrer. Alors je relève la tête, fais face, mets de la musique, ouvre une bouteille de jus de pomme pétillant, du Champomy donc, mais bio.
Jeudi 19 mars 2020
À peine les yeux ouverts, j’apprends que le préfet du Morbihan vient de limiter par arrêté l’accès aux grandes îles pour cause d’une arrivée massive de continentaux et de rassemblements sur les plages. Sur l’île de Groix, par exemple, la population est âgée et fragile, les risques sanitaires élevés, il y a peu de médecins sur place, l’accès et les évacuations seraient compliqués en cas de problèmes graves et le réapprovisionnement difficile. La journée commence donc depuis mon lit avec Monsieur Égoïste et Madame Irresponsable partis dans leur maison secondaire bretonne. Mais ensuite je lis ça : « Je vous écris d’Italie, je vous écris donc depuis votre futur. Nous sommes maintenant là où vous serez dans quelques jours. ». Ainsi débute la lettre de l’auteure italienne Francesca Melandri publiée dans Libération. Se succèdent des phrases sèches comme un coup de trique, tendues comme un thriller qu’on regarde parce qu’on aime se faire peur, et si justes. Elle parle de ce qui est en train de ou va nous arriver parce qu’elle le subit depuis plus longtemps que nous. Et je reconnais déjà quelques-uns de mes gestes à travers les siens, quelques-unes de mes réactions et de mes réflexions. L’insouciance des derniers mois. Le doute qui s’installe. Le confinement subi. Les questions qui pilonnent mes nuits. La peur de perdre ceux que j’aime. La honte face au manque de civisme de certains. Et la colère, et l’empathie. Je nous reconnais aussi dans sa façon de décrire la boulimie qui nous gagne, nous qui ne sortons presque plus et qui mangeons, mangeons, mangeons.
J’ouvre l’application Santé de l’iPhone et vois la moyenne du nombre de pas journaliers dégringoler.
Les enfants se lèvent. D’abord le grand qui vient me retrouver sous la couette et lit avec moi quelques articles sur le web. Puis la petite qui aurait bien dormi encore. Pas envie de me doucher. De manger, oui.
Nous vivons dans deux pièces. La plus grande accueille un coin cuisine, une table à manger, deux chaises, deux tabourets, deux fauteuils et ma chambre qui est entourée par deux grandes bibliothèques. C’est l’école primaire. La chambre que mes enfants partagent est le collège. Je vais d’un établissement à l’autre, d’un cours à l’autre, en pyjama. Je me dis que mes enfants ne verront jamais d’enseignants en pyjama. Je ne suis pas instit ni prof, je peux donc innover. À droite, cahier du jour, exercices d’écriture, de maths, des découpages et un peu de lecture : on est en CP. Derrière la porte, il faut d’abord se refamiliariser avec des Jeux Olympiques sur photocopies avant de partir à Athènes, Delphes ou encore Mycènes et d’y retrouver Héraclès, La Pythie, Athéna ainsi que toute la clique polythéiste grecque sur vases et amphores. La photocopie n’est pas de meilleure qualité. Et comme c’est écrit en corps 8, sans lunettes de presbytes, le prof en pyjama peut aller se rhabiller. Une fois la page tournée, c’en est une autre qu’il faut ouvrir sur Safari. Derrière, défile tout un tas de questions posées par des écoliers anglais au sujet du coronavirus et auxquelles répond une spécialiste qui parle trop vite pour moi. Heureusement, c’est sous-titré, en anglais toujours. La touche Pause est très stimulée.
Je retourne à l’école primaire, donne deux trois consignes, reviens au collège pour poster les devoirs sur le portail idoine après les avoir photographiés et recadrés. Mais Pronote et l’« espace numérique de travail itslearning » sont en rade. Nous enverrons donc le tout par mail.
La bonne colère au mitan de la journée : Amazon « voit ses commandes exploser alors que les salariés se plaignent de mesures de sécurité insuffisantes. Mais en face, les libraires grognent : leurs fournisseurs ont cessé l’approvisionnement en livres alors que les marchands en ligne sont toujours alimentés. » (ActuaLitté). Plutôt que de contraindre Amazon, notre Ministre de l’Économie se demande s’il ne serait pas judicieux de rouvrir les librairies. « Il n’y a plus de risque sanitaire majeur ? Quel.le.s client.e.s pour ces librairies ? Le mot d’ordre n’est plus de rester chez soi ? On marche sur la tête ? », se demande très justement Julie sur Facebook.
Il est 13 heures. Toujours pas envie de me doucher. Manger, oui. Et les enfants aussi.
À 14 heures, j’annonce que je vais me reposer une heure. Je suis vidé. Une heure d’écran pour eux. Ou de lecture. Ou de sieste. Ou de ce qu’ils veulent.
Au même moment, le groupement de libraires Initiales répond au Ministre de l’Économie : « Monsieur le Ministre, nous avons hâte de ré-ouvrir nos librairies et de retrouver nos clients, mais pas à n’importe quel prix. Aujourd’hui, notre priorité c’est la responsabilité et la citoyenneté. Pas les petits profits. »
Puis le Syndicat de la librairie française : « Nous demandons que les conditions strictes imposées par le gouvernement, dont la limitation maximale des contacts, s’imposent également aux opérateurs qui continuent, comme si de rien n’était, de vendre et de livrer des produits définis comme « non indispensables » dans la période actuelle. (…) Durant cette période très éprouvante pour la population comme pour les entreprises, la solidarité ne doit pas souffrir d’exceptions. C’est une question d’équité mais c’est également le gage d’une sortie la plus rapide possible de cette crise. »
Je repense à mes deux livres morts-nés. À tous ces autres textes conseillés, soutenus, défendus qui attendent dans le noir, à toutes ces rencontres organisées, à ces rendez-vous annulés. Et pourtant, je ne lâcherai rien. Je serai solidaire et responsable jusqu’au bout.
Je fais des exercices de respiration et ferme les yeux. La tondeuse du voisin m’accompagne dans ce moment de calme intérieur.
À 15 heures, un appel de Julie qui fait du bien. Nous échangeons nos expériences à la fois identiques et différentes, parlons travail, évoquons quelques amis en commun, nous serrons les coudes (dans lesquels nous nous mouchons).
Je me douche enfin et m’habille.
Ce bout d’après-midi ressemble à celui d’hier : jeux, goûter, marche à pied, discussions avec des voisins amis depuis leur terrasse ou le trottoir d’en face, techniques d’évitement dans les rues, balle au pied devant l’appartement, entre les voitures garées de chaque côté de la rue, jeu de société.
Maintenant ce sont les enfants qui passent sous la douche pendant que je m’ouvre une bière et prépare à manger. Si tout le monde bouffe autant que nous, il n’est pas étonnant que tous les magasins soient vides !
Comme hier, à 20 heures nous avons applaudi le personnel soignant. Le grand s’est équipé de couvercles en inox. Nous nous professionnalisons. Puis lecture du soir, câlins, clope, nouvelle bière.
Tandis que j’écris ce journal, fenêtre ouverte, mes voisins du dessus dînent avec des amis. Comme si tout était normal. Mon autre voisin, du rez-de-chaussée cette fois, avec qui j’ai eu une discussion par la fenêtre dans l’après-midi, m’a également dit qu’il allait tous les soirs au parc, qu’il y avait du monde sur le stade. Bien qu’interdit au public, il est très facile d’entrer dans ce parc. Il y retrouve les copains de son fils pour jouer au foot. « Il faut les défouler sinon on n’y arrive pas. Quand ils sont fatigués, on rentre. » Je ne partage pas son point de vue. Je lui explique que j’ai déjà du mal à faire comprendre aux enfants qu’ils ne peuvent pas retrouver leurs copains et copines, qu’on nous a demandé de rester chez nous. Si je les emmenais au stade, j’aurais l’air d’un président de la République qui nous demanderait de ne pas sortir mais d’aller voter ou d’un ministre de l’Économie qui se demanderait s’il ne faudrait pas rouvrir les librairies alors que son boss nous a expliqué que nous étions en guerre contre un ennemi invisible et qu’il fallait, pour le combattre, voir le moins de monde possible.
Je vais manger du chocolat.
Vendredi 20 mars 2020
Comme chaque nuit, je me réveille vers 2 heures puis vers 6 heures. Ensuite, cela ressemble à une traversée du Jura dans le brouillard.
Les enfants ne se plaignent pas trop de la situation. Je pensais que ça serait plus difficile pour eux. Mais nous avons un toit et si l’appartement est petit, il existe. Nous n’avons pas de balcon ni de cour mais trois fenêtres et la rue pour nous défouler. Ils sont en bonne santé et stimulés, ne sont pas battus. Leurs parents ne travaillent pas dans un hôpital, un supermarché, un entrepôt, un hangar, une prison, ils ne mettent pas leur vie en jeu à chaque instant et, bien que séparés, ils ne s’insultent pas, ne se cognent pas. Les enfants et moi jouons, rions, nous câlinons, nous provoquons ; nous gueulons aussi parfois. À part dans la salle de bains, nous n’avons pas d’endroit où nous isoler quand nous ne nous supportons plus. Alors nous faisons gaffe. Et puis c’est plutôt rare pour le moment.
Quand on me demande si ça va, je réponds toujours la même chose : ça va puisque mes enfants ne sont pas malades et personne n’est encore mort autour de moi. Parfois, je dis que j’ai beaucoup de mal à me concentrer quand ils ne sont pas là et que lorsqu’ils sont là, je suis épuisé. Je travaille mal aussi, je ne réponds pas à tous les mails, je ne trouve pas les mots. Je pense aux éditeurs que j’accompagne, aux libraires avec qui je suis en lien, je ne sais pas si nous pourrons continuer à travailler ensemble, j’ai peur de l’après. Je suis les discussions sur les réseaux sociaux, je clique sur les liens que je reçois, j’écoute de la musique, je n’arrive pas à lire de la littérature. Et je vois bien que je ne suis pas le seul à être sidéré, tétanisé, en colère, parfois effondré. J’avoue rarement que je me sens loin de celle que j’aime et que j’ai peur de ne pas la revoir. La seule chose que je fais régulièrement : tenir ce journal, moi qui parvenais difficilement à écrire ces derniers temps.
(J’ai bien conscience que ce qui est écrit ici ne vole pas plus haut que les propos des auteur.e.s dont on se moque sur les réseaux sociaux en ce moment. La différence, il y en a au moins une, est qu’on peut suivre au quotidien la vie d’un francilien comme tant d’autres, père célibataire en garde alternée, quadra bien tassé, issu de la classe ouvrière et passé dans la classe moyenne, confiné dans son deux-pièces avec ses deux enfants de 6 et 11 ans et amoureux d’une femme qu’il ne voit plus que sur FaceTime. Perec n’est pas qui veut pour décrire l’infra-ordinaire. Qu’aurait-il fait d’ailleurs dans une situation comme celle que nous vivons ? C’est peut-être le moment de relire Un homme qui dort.)
De 9h30 à 12h15 : CP à droite, sixième à gauche. Compter, diviser, fractionner, dater, dicter, épeler, prononcer, avancer, reculer, découper, coller. Puis se connecter, échouer, recommencer, échouer encore, recommencer, rater mieux. Du Beckett à l’heure du numérique.
40 minutes d’écran pour tout le monde. À 13h, rendez-vous chez la mère de mes enfants. La maison est à 50 mètres.
Avant de partir, je découvre que chapitre.com propose une livraison quasi gratuite « et ce tant que durera le confinement. » Le Coronaprofit dans toute sa splendeur. C’est d’ailleurs écrit dans leur communication : « À période exceptionnelle, frais de port exceptionnels ! J’en profite. » Et leurs salariés, et les livreurs, profitent-ils des risques sanitaires qu’ils leur font prendre ? Et je ne parle même pas de la concurrence déloyale. Dans le même temps, la chaîne de vêtements pour hommes, Jules, informe ses clients qu’elle a fermé tous ses magasins et ne livre plus les commandes. Son slogan : « Restez chez vous ».
Il est 14h. Me voici vingt-quatre heures sans mes enfants. Drôle de sensation. Vingt-quatre heures pour souffler, réfléchir, lire, travailler, écrire, m’occuper de l’appartement. Vingt-quatre heures de silence. Vingt-quatre heures sans mes enfants. Qui me sollicitent, que j’occupe sans discontinuer quand ils sont là, qui m’épuisent. Qui me soutiennent sans le savoir. Et qui me manquent déjà alors que je ne suis rentré que depuis une heure. Paradoxe parental.
Je lis dans Le Monde que « les hôpitaux se préparent à la « priorisation » de l’accès aux soins en cas de saturation des services. Un texte doit guider les médecins, en s’appuyant sur le « score de fragilité », qui classe les patients selon leur état de santé préalable à la maladie, et l’adapte aux spécificités du Covid-19. Le document s’intitule « Priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie ». Remis à la direction générale de la santé (DGS) mardi 17 mars, il vise à aider les médecins à opérer des choix dans l’éventualité d’une saturation des lits de réanimation pour les patients Covid-19. Des décisions difficiles à prendre, qui devront combiner respect de l’éthique et principe de réalité. »
Comme tous les soirs à vingt heures, j’ai applaudi tout le personnel soignant. J’ai entendu mes enfants le faire aussi depuis la maison de leur mère mais je ne les voyais pas. Un lampadaire m’aveuglait. Quelques minutes avant, j’avais lu ça sur twitter : « on devrait se caler un horaire pour huer le gouvernement aussi. » Plus tard dans la soirée, j’apprends sur Facebook qu’une initiative citoyenne se met en place à Nantes : « On pourrait applaudir à tout rompre tout le personnel soignant à 20h, pour les encourager et les remercier de travailler dans des conditions aussi déplorables, mais on pourrait aussi s’adresser au gouvernement à 19h pour leur demander de fournir les équipements nécessaires parce que c’est urgent ! »
Mes parents au téléphone. Qui vont bien. Ma sœur et mon oncle qui se remettent. Pas de nouvelles de ma grand-mère.
Samedi 21 mars 2020
Je ne connaissais pas le court-métrage d’Agnès Varda, Plaisir d’amour en Iran, qu’elle a tourné en même temps que L’une chante, l’autre pas et que MK2 vient de mettre en ligne. Féministe, sensuel et sexuel. Beaucoup trop court tellement c’est beau, fin, drôle et intelligent.
Puisque je ne parviens pas à lire mais que mon besoin de poésie est impossible à rassasier, je rejoins « Les poissons pilotes » du Théâtre de La Colline et écoute le premier épisode sonore du journal de confinement de Wajdi Mouawad, auteur notamment de Anima, un des romans les plus sombres et les plus marquants de ma vie de lecteur. Sa voix nous fait visiter les deux salles du Théâtre de la Colline mais entre deux respirations, je devine un peu de son lieu de vie. Il va et vient du Liban à Paris, d’une enfance en pleine guerre à une autre enfance en pleine pandémie, cite Shakespeare et dit le besoin impérieux d’écrire, de dire, de nous écouter les uns les autres. Pause salutaire loin des échanges culpabilisants sur les réseaux sociaux. Avant d’éteindre et de plonger dans une nouvelle nuit qui ne répare rien.
Ce matin, le ciel est bas, gris pâle. Je me sens fébrile. Mes enfants arrivent dans quatre heures. Il y a tant de choses à faire pour bien les accueillir. Ce rythme est dingue.
Dingue aussi, ce type à La Croix de Chavaux qui voulait sauter au cou des femmes et faire des accolades aux hommes. Une vision de fin du monde dans son regard et son comportement.
Je lis quelques articles, survole les échanges sur les réseaux sociaux, je peine à participer. Jour sans.
La colère monte. Les tests au compte-goutte, le manque de masques, de gels, de lits, les SDF et le personnel soignant verbalisés, provoquent l’indignation. Ceux qui sont en première ligne ou qu’on envoie au front (puisque « nous sommes en guerre »), ceux qui subissent et qui tomberont dans l’anonymat le plus total (les gens dans la rue, les gens en prison, les hommes et les femmes qui vivent sans personne à leurs côtés, celles et ceux qui nous soignent, qui encaissent nos achats, emballent nos commandes, livrent le courrier ou portent des cartons et vont de maison en maison), ça commence à faire du monde chez les morts en sursis. Le confinement et la peur, la perte et les deuils, la solitude et l’impression de ne compter pour rien, font se délier les langues. Nous règlerons les comptes plus tard (je lis ça souvent et il faudra le faire, il le faudra) mais en attendant il faut subir les injonctions contradictoires, le manque de courage du gouvernement et le je-m’en-foutisme des puissants, le mépris de classe, les néo-libéraux qui, avec les financiers et les marchands de mort-contre-la-montre, ont mis à sac le service public et continuent de sortir à la radio, à la télé sans doute aussi, leurs phrases écrites par d’autres qu’eux mais qui leur ressemblent, des moi-je-sais-tout, des héritiers qui se refilent le pouvoir aussi facilement que nous tombons comme des mouches, ces gens bien nés qui martèlent fausses bonnes idées et provocations à travers leurs éléments de langage. Personne n’en peut plus. Sauf les écrivains officiels qui écrivent à leurs amis écrivains officiels depuis leur jardin à la campagne.
Avec les enfants, nous continuons d’applaudir le personnel soignant tous les soirs à 20 heures mais ce soir le cœur n’y est plus de mon côté. Je ressens comme un malaise. Parmi toutes celles et ceux qui applaudissent, combien ont voté pour ces autres qui ont voulu casser le système de santé ? Bien entendu qu’il faut soutenir toutes ces personnes courageuses, qui travaillent sans relâche au péril de leur vie. Mais n’y-a-t’il pas des gens à huer aussi ? Ceux-là qui, depuis les lieux du pouvoir nous regardent taper dans nos mains comme à la fin d’un spectacle. Et eux qui en redemandent : Une autre, une autre, une autre ! Et nous qui reviendrons demain.
photo prise au Salon du livre et de la presse jeunesse
Montreuil décembre 2019
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le dimanche 22 mars 2020