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vital journal viral #2

du 22 au 28 mars 2020

Ce journal a débuté le 15 mars 2020 ; tenu au jour le jour, il sera mis en ligne chaque dimanche sur ce site jusqu’à la fin du confinement.

Dimanche 22 mars 2020

J’ai consacré une partie de la soirée et du petit matin à revivre cette dernière semaine à partir des notes prises chaque jour sur ce journal. Il y avait beaucoup de coquilles, quelques répétitions, des mots qui manquaient, d’autres que le correcteur orthographique avait dû estimer plus justes alors qu’ils n’avaient rien à voir avec le contexte. Puis j’ai fait un copier-coller du journal depuis Evernote sur mon site que je n’alimentais plus, mis en page, ajouté une photo, des mots-clés et hésité avant de le mettre en ligne.

Je vois bien quelle nécessité me pousse à poursuivre tous les jours ce Vital journal viral : pour faire tomber ma colère, sortir de ma sidération, tenir le coup et continuer à être relié aux autres. Je saisis mieux aussi pourquoi je tiens à témoigner. Ou plutôt pour qui. Pour celle qui, confinée chez elle, me manque et pour mes enfants qui vivent et subissent comme moi ce confinement. Quand ils seront plus grands, nous reparlerons de ces journées passées ensemble et je pourrai alors leur montrer comment j’aurai vécu ces mêmes journées avec et sans eux. Je leur transmettrai ce journal. Et ils seront ma mémoire.

Je n’oublierai pas à qui je dois d’avoir posé mes premiers mots : à deux personnes dont Caroline Gérard qui elle-même le doit à Roberto Ferrucci. « Aujourd’hui, dans le quotidien Le Monde, l’écrivain italien Roberto Ferrucci publie une tribune dans laquelle il décrit sa vie de Vénitien confiné. Conformément aux décisions prises par les autorités de son pays et depuis cinq jours, ils sont des millions à vivre cloitrés chez eux entre angoisse et ennui. Des vidéos circulent sur les réseaux sociaux où on les voit chanter d’un balcon à l’autre en transmettant une image pittoresque de cette situation. Néanmoins, la vie singulière sous le règne du Covid-19 n’est pas faite que de la chansonnettes, et mérite d’être racontée. C’est ce que préconise Roberto Ferrucci. Écrire le journal du confinement est un exercice salutaire autant pour soi-même que pour ceux qui plus tard le liront et auront besoin de comprendre les jours lointains de l’épidémie », écrit-elle dans son premier article posté le 14 mars sur LinkedIn.

Ce journal est aussi pour toutes ces personnes qui auraient besoin de mettre des mots sur ce qu’elles ressentent mais ne les trouvent pas ou qui se trouvent dans la même situation que moi et sont paumées. Après la publication, j’ai d’ailleurs reçu beaucoup de messages qui allaient dans ce sens. Mais au moment de le mettre en ligne, j’ai hésité. Par peur de me dévoiler ? De trop en dire sur les liens que j’entretiens avec l’être aimé, mes enfants, la mère de mes enfants ? Par peur de blesser, de gêner, d’être impudique ? D’être raillé ? D’être mal compris ?

Personne ne m’a commandé de texte. Je n’ai rien à gagner sinon à combattre l’abattement qui me « gagne » parfois. En revanche, j’ai tout à perdre. Comme tout le monde. Des proches, mon boulot, la garde de mes enfants, du fric.

Aujourd’hui, j’ai pleuré quand j’ai lu le message de cet homme qui venait de perdre son père, un médecin à la retraite qui s’est battu pour nous, pour sauver d’autres vies que la sienne.

J’essaye ici d’être le plus sincère possible, au plus près de ce que je vis et ressens, de qui je suis. Je sais que je ne suis ni plus ni moins intéressant que vous et que nous vivons grosso modo les mêmes choses en ce moment, que nous subissons les mêmes emmerdes, que nous aspirons aux mêmes désirs d’échappées et que nous sautons comme des clebs à qui on tendrait un sucre quand des instants de plaisir se pointent. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour oublier un temps tout ce merdier ? Nous partageons les mêmes craintes, les mêmes peurs, les mêmes angoisses, les mêmes colères, les mêmes incompréhensions. Nous sommes indignés, à terre, debout quand même, nous faisons en sorte que chaque jour soit une fête même si le coeur n’y est pas toujours, nous faisons à manger, la vaisselle, les courses, le ménage. Quand nous passons à la caisse d’un magasin, nous nous demandons si nous la reverrons, la caissière. Quand nous sortons la poubelle, nous pensons encore plus à tous ces gars qui empoignent nos accumulations de confinement. Nous entourons nos enfants, nous faisons tout notre possible pour remplacer leur instit et leur prof. Nous nous saluons tous les soirs à 20 heures, nous nous faisons de petits signes. Et nous essayons de bosser quand même.

Je ne cherche pas à faire mon intéressant. Cela n’intéresserait personne. Je ne cherche rien d’ailleurs. Et que trouverais-je, là, seul dans mon deux-pièces, à attendre mes enfants ? Une bougie allumée ? Une fenêtre à moitié ouverte ? Une tisane au thym qui a refroidi ? Un poème de Pessoa ? Oui, un début de poème de Pessoa :

« Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde dont personne ne sait qui il est
(Et si on le savait, que saurait-on ?),
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
Une rue inaccessible à toutes pensées,
Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
Avec le Destin qui mène la carriole de tout par la route de rien. »

Bureau de tabac, traduit du portugais par Rémy Hourcade, éditions Unes

Lundi 23 mars 2020

Comme la semaine dernière, tous les parents de la classe de CP de ma fille ont reçu les devoirs par matière sur WhatsApp. C’est le directeur de l’école, qui est aussi l’un des deux instituteurs de cette classe, qui se charge de ça. Comme il se chargeait déjà, lors des grèves de décembre et janvier, de nous prévenir le plus tôt possible quand l’école serait fermée. Tout cela lui demande du temps, du travail, de l’énergie et du courage aussi. Depuis des mois, il fait ça. Prévenir les uns et les autres. Accueillir les parents en colère. Souhaiter aux enfants de passer un beau week-end, de bonnes vacances. Dresser la liste des devoirs depuis que l’école est fermée. Appeler les parents les uns après les autres pour faire le point et les inviter à améliorer telle ou telle faiblesse pour éviter qu’ils ne régressent trop. Quand les parents sont séparés, il les appelle tous les deux. Suite à son dernier message où il liste la « semaine de travail », il nous en a adressé un autre que voici : « Je serai un peu moins disponible la semaine prochaine, je suis volontaire pour garder les enfants de soignants. 9h-12h et 13h30-16h30. Les effectifs étant réduits, n’hésitez pas à m’envoyer un message si vous avez une quelconque demande. » Ce matin, nous avons tous reçu une vingtaine de vidéos. Nous découvrons des mini séances de calcul mental et d’exercices sur les sons. Il a pris le temps de réfléchir à ses séquences, de se filmer et d’envoyer le tout sur WhatsApp. Il a fait ça pour continuer à accompagner les enfants et aider les parents. Certains écrivaient que leur fille ou leur fils pensaient que l’instituteur les voyait parce qu’il se marrait. Il est un exemple parmi tant d’autres. Et jamais, jamais, jamais, je n’ai reproché à cet homme d’avoir pris la décision de fermer l’école à chaque fois qu’un gouvernement a tenté de mettre à mal le service public en général, l’éducation en particulier. Et jamais je ne le ferai. Et je continuerai toujours à lui envoyer des mots de soutien.

Depuis hier soir, on entend les cloches de l’église de Montreuil sonner à 20 heures. Avec les applaudissements, les cuillers en bois sur les couvercles de casseroles, les cornes de brume et les cris, les chants, ça fait un drôle de capharnaüm ! Dans ma rue, en revanche, c’est toujours aussi calme. Ce soir, mon voisin d’en face applaudissait tout en tenant son téléphone entre son épaule son oreille. Dans l’immeuble, je suis le seul à ouvrir ma fenêtre. Je vois des lumières, des ombres, je devine des formes. Dans la cité à côté, il y a du monde aux fenêtres. Sur ma gauche, tous les soirs, une adolescente filme ce moment sur son téléphone. J’écoute, je regarde si je vois mes enfants mais le lampadaire, toujours le même, m’en empêche. Ce soir, mon fils m’a demandé par texto si je les avais vus. Toujours la même réponse : non.

Bonne nuit mon fils. À demain midi !

Mardi 24 mars 2020

Sur la toile, sur les réseaux sociaux, je vois passer de plus en plus de liens, de posts et de commentaires à propos des « journaux de confinement » que nous sommes nombreux à tenir depuis une bonne semaine maintenant. Cela a commencé avec la publication des journaux de Leïla Slimani et de Marie Darrieussecq. Désormais, tout le monde en prend pour son grade, que nous soyons écrivains ou pas, que nous les mettions en ligne sur Facebook, LinkedIn, par exemple, ou sur des sites et blogs. C’est parfois drôle, ironique, parodique, le plus souvent cynique. Il ne faudrait donc pas écrire ce qui nous traverse, et nous taire, et garder pour soi notre colère, nos peurs, nos questions, au prétexte que tout le monde vit peu ou prou la même chose et qu’il n’est pas utile d’en rajouter ? Une autre façon de dénigrer cette pratique est de penser, comme Sorj Chalandon (qui a beaucoup d’humour, il ne faut pas l’oublier), que ces journaux pourraient donner lieu à des livres publiés une fois le confinement terminé.
Je ne sais pas pour les autres mais, pour moi, c’est hors de question. Ce que j’écris ici, j’en ai conscience, le redis et me répète, n’est qu’une prise de notes au quotidien pour continuer à « communiquer » avec ceux que j’aime, ceux qui me connaissent ou se reconnaîtraient dans telle ou telle situation. Ce journal est aussi une façon de dire chaque jour « je ne suis pas encore mort ». Il est également un témoignage que j’adresserai à mes enfants quand ils seront plus grands. Il n’est pas un projet littéraire.
Ce journal, me semble-t-il, n’est pas le lieu de la plainte ni du « tout à l’ego ».
Ce n’est pas la première fois que je tiens des journaux, des carnets. Ils m’accompagnent depuis trente ans et, j’en ai plein dans les tiroirs, sur des disquettes, des CD, des clés USB, dans l’ordinateur, le téléphone, sur mon site. J’y consigne mes observations et sensations, ce que je lis, écoute, entends, ce qui me bouleverse, me renverse, m’émeut, me remue, me fait sourire ou m’écœure. Avec le plus de sensibilité et de sincérité possibles. Contrairement à d’autres, et que je respecte, et que j’admire, ce journal n’a aucune valeur littéraire. Au mieux, il laissera une trace sur la vitre. Mais il y a de fortes chances qu’il disparaisse, avec le reste, quand les serveurs informatiques s’éteindront.
Rendre ce journal-ci public n’a pas été pas simple. Je m’y dévoile forcément. J’accepte aussi de faire lire quelque chose de spontané, d’imparfait, de maladroit. Ce journal sera lu par des personnes qui m’aiment ou qui s’y reconnaîtront, par d’autres qui ne m’aiment pas, qui me jugeront, me railleront.
Mon site est en accès libre depuis des années. C’est un laboratoire que j’ai petit à petit délaissé et vers lequel je reviens maintenant. Je n’ai jamais obligé personne à me lire, à venir ici. Il ne manquerait plus que ça !
Lorsque j’ai mis en ligne la première semaine de ce journal, voici comment je l’ai annoncé : « Comme beaucoup, je tiens un journal depuis dimanche dernier et si j’aime lire ce qui se publie ici ou sur des blogs et sites, jusqu’à présent je gardais hors ligne ce que j’écrivais. C’est grâce à Roberto Ferrucci, à Caroline Gérard et à quelqu’un qui m’est très proche que je me suis mis à le faire. C’est spontané, ça manque de recul et de travail, j’en ai conscience. J’ai bien conscience également que ce qui est écrit dans ce journal ne vole pas plus haut que les propos des auteur.e.s dont on se moque sur les réseaux sociaux en ce moment. La différence, il y en a au moins une, est qu’on peut suivre au quotidien la vie d’un francilien comme tant d’autres, père célibataire en garde alternée, quadra bien tassé, issu de la classe ouvrière et passé dans la classe moyenne, confiné dans son deux-pièces depuis mardi avec ses deux enfants de 6 et 11 ans, amoureux d’une femme qu’il ne voit plus que sur FaceTime.
Je souhaitais décrire au jour le jour ce que je vivais, ressentais, éprouvais, ainsi confiné. Il y a finalement beaucoup plus de colère que je ne l’aurais pensé au départ.
Si je tiens le coup, je publierai ce journal une fois par semaine sur Déboîtements, le dimanche. C’est donc très long et il faut cliquer mais cela me semblait moins invasif de procéder ainsi. »

Je vais continuer.

Mercredi 25 mars 2020

La ville est devenu un zoo humain. Nous nous saluons d’une fenêtre à une autre. Dans nos rares sorties, nous nous arrêtons sur le trottoir ou au milieu de la rue et nous discutons quelques minutes avec nos voisins, nos amis, postés derrière leur grille, errant dans leur jardin, le dos contre la porte d’entrée ou les coudes posés sur le muret de leur terrasse. Parfois, nous jouons au ballon et c’est à travers les barreaux du parc que nous nous donnons des nouvelles, que nous faisons le point sur l’avancée des devoirs, des activités physiques et sportives, des jeux, de la fatigue. Personne ne nous lance des cacahuètes, personne ne vient changer notre bol, notre eau. Nous ne cherchons pas à amuser la galerie. Nous sourions encore mais d’ici quelque temps, nous finirons peut-être par ressembler à ces animaux en captivité qui se cherchent les poux en public et ne se rendent même plus compte qu’ils sont en train de montrer leur cul aux visiteurs.

Les enfants tiennent le coup. Ils ne rechignent pas à travailler leurs leçons, à répondre aux consignes de leurs enseignants, à rédiger devoirs et dictées. Aujourd’hui, les homophones grammaticaux ont côtoyé les mythes fondateurs, les insectes ont fait du calcul mental, la matière était dans tous ses états dans le désert du Sinaï, le chien Gribouille aurait bien voulu acheter une petite voiture à 16 € mais il n’avait qu’un billet de 20 € dans sa tirelire et comme le marchand, lui, ne pouvait pas rendre la monnaie, il a fallu le rayer. Pauvre chien !

Difficile d’écrire quelque chose d’autre aujourd’hui après les annonces régulières de tous ces hommes et ces femmes qui tombent les uns derrière les autres, personnalités et anonymes, voisins de copains, parents de connaissances, proches d’amis sur les réseaux sociaux, en Italie, en Espagne, dans ma région natale ou à quelques kilomètres d’ici. Et difficile aussi de penser à autre chose après avoir lu cette tribune de Claude Baniam (pseudonyme), psychologue à l’hôpital de Mulhouse, dans Libération ce matin :

« Je suis en colère et j’ai la rage, quand ils défilent dans les médias, montrent leur trogne à la télévision, font entendre leur voix parfaitement maîtrisée à la radio, livrent leur discours dans les journaux. Toujours pour nous parler d’une situation dont ils sont un facteur aggravant, toujours pour pérorer sur la citoyenneté, sur le risque de récession, sur les responsabilités des habitants, des adversaires politiques, des étrangers… Jamais pour nous présenter leurs excuses, implorer notre pardon, alors même qu’ils sont en partie responsables de ce que nous vivons.
Je suis en colère et j’ai la rage, car en tant que psychologue dans l’hôpital le plus touché, celui de Mulhouse, je vois toute la journée des dizaines de personnes arriver en urgence dans nos locaux, et je sais que pour une bonne partie d’entre elles, elles n’en ressortiront pas vivantes, souriantes, insouciantes, comme ce pouvait être le cas il y a encore deux semaines.
Je suis en colère et j’ai la rage, car je sais que ces personnes, ces êtres vivants, ces frères et sœurs, pères et mères, fils et filles, grands-pères et grands-mères, mourront seules dans un service dépassé, malgré les courageux efforts des soignants ; seules, sans le regard ou la main de ceux et celles qui les aiment, et qu’ils aiment.
Je suis en colère et j’ai la rage, devant cette situation folle qui veut que nous laissions nos aînés, nos anciens, ceux et celles qui ont permis que notre présent ne soit pas un enfer, ceux et celles qui détiennent un savoir et une sagesse que nul autre n’a ; que nous les laissions donc mourir par grappes dans des maisons qui n’ont de retraite que le nom, faute de pouvoir sauver tout le monde, disent-ils.
Je suis en colère et j’ai la rage, en pensant à toutes ces familles qui vivront avec la terrible douleur d’un deuil impossible, d’un adieu impossible, d’une justice impossible. Ces familles auxquelles on ne donne pas accès à leur proche, ces familles qui appellent sans cesse les services pour avoir des nouvelles, et auxquelles aucun soignant ne peut répondre, trop occupé à tenter une intervention de la dernière chance. Ces familles qui sont ou pourraient être la nôtre…
Je suis en colère et j’ai la rage, quand je vois mes collègues soignants se battre, tous les jours, toutes les minutes, pour tenter d’apporter de l’aide à toutes les personnes qui se retrouvent en détresse respiratoire, y perdre une énergie folle, mais y retourner, tous les jours, toutes les minutes. Je suis en colère et j’ai la rage, devant les conditions de travail de mes collègues brancardiers, ASH, secrétaires, aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, assistants sociaux, kinés, ergothérapeutes, cadres, psychomotriciens, éducateurs, logisticiens, professionnels de la sécurité… car nous manquons de tout, et pourtant, il faut aller au charbon.
Je suis en colère et j’ai la rage, car, lorsque je me rends à mon travail, et lorsque j’en pars, je croise en quelques minutes trois ou quatre véhicules d’urgence, transportant une personne pleine de l’espoir d’être sauvée… Comment ne pas avoir confiance dans nos hôpitaux ? Ils sont à la pointe, ils sont parfaitement en état de fonctionner, de protéger, de guérir… et pourtant, combien de ces ambulances mènent leur passager vers leur dernier lieu ? Combien de ces patients refranchiront la porte sains et saufs ?
Je suis en colère et j’ai la rage, car cela fait des années que nous crions notre inquiétude, notre incompréhension, notre dégoût, notre mécontentement, devant les politiques de santé menées par les différents gouvernements, qui ont pensé que l’hôpital était une entreprise comme une autre, que la santé pouvait être un bien spéculatif, que l’économie devait l’emporter sur le soin, que nos vies avaient une valeur marchande.
Je suis en colère et j’ai la rage quand je constate que nos services d’urgences demandent de l’aide depuis si longtemps, quand je pense que les personnes qui arrivent avec le Samu posent leur regard (souvent le dernier sur l’extérieur) sur ces banderoles disant « URGENCES EN GRÈVE », qu’elles se trouvent face à des médecins traitants à la retraite du fait du départ des urgentistes, ces spécialistes de l’urgence qui seraient tant nécessaires en ces jours sombres…
Je suis en colère et j’ai la rage devant la manière dont on exploite nos étudiants en soins infirmiers ou aides-soignants, qui se retrouvent à faire des travaux d’une dureté que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, qui, a à peine 20 ans, doivent mettre les corps de nos morts dans des sacs mortuaires, sans préparation, sans soutien, sans qu’ils et elles aient pu se dire volontaires. Pourquoi demander ? Cela fait partie de leur formation, voyons ! Et ils devraient s’estimer heureux, ils reçoivent une gratification de quelques centaines d’euros, vu qu’ils interviennent en tant que stagiaires.
Je suis en colère et j’ai la rage, car la situation actuelle est le fruit de ces politiques, de ces fermetures de lits comme ils aiment le dire, oubliant que sur ces lits, il y avait des humains qui en avaient besoin, de ces putains de lits ! De ces suppressions de postes, parce qu’un infirmier, c’est cher, ça prend de la place sur le budget prévisionnel ; de ces externalisations de tous les métiers du soin, puisqu’un ASH en moins dans les chiffres du nombre de fonctionnaires, c’est toujours un fonctionnaire en moins dont ils peuvent s’enorgueillir.
Je suis en colère et j’ai la rage, car celles et ceux qui sont au boulot tous les jours, malgré la peur ancrée au ventre, peur d’être infecté, peur de transmettre le virus aux proches, peur de le refiler aux autres patients, peur de voir un collègue sur le lit de la chambre 10 ; celles-ci et ceux-là se sont fait cracher dessus pendant des années dans les discours politiques, se sont retrouvés privés de leur dignité lorsqu’on leur demandait d’enchaîner à deux professionnels tous les soins d’un service en quelques minutes, bousculés dans leur éthique et leur déontologie professionnelle par les demandes contradictoires et folles de l’administration. Et aujourd’hui, ce sont ces personnes qui prennent leur voiture, leur vélo, leurs pieds, tous les jours pour travailler malgré le risque continu d’être frappées par le virus, alors que ceux qui les ont malmenés sont tranquillement installés chez eux ou dans leur appartement de fonction.
Je suis en colère et j’ai la rage, parce qu’aujourd’hui, mon hôpital fait face à une crise sans précédent, tandis que celles et ceux qui l’ont vidé de ses forces sont loin. Parce que mon hôpital a été pris pour un putain de tremplin pour des directeurs aussi éphémères qu’incompétents qui ne visaient que la direction d’un CHU et qui sont passés par Mulhouse histoire de prouver qu’ils savaient mener une politique d’austérité bête et méchante… Parce que mon hôpital a été la cible d’injonctions insensées au nom d’une obscure certification, pour laquelle il semblait bien plus important de montrer une traçabilité sans faille plutôt qu’une qualité de soin humain.
Parce qu’en gros, mon hôpital ne fut rien de plus qu’un cobaye pour des administrateurs dont seule l’autovalorisation égoïste avait de l’importance. Parce qu’au-delà de mon hôpital, ce sont les personnes qui y sont accueillies qui ont été considérées comme des valeurs négligeables, des chiffres parmi d’autres, des variables sur la ligne recettes/dépenses. Parce que dans l’esprit bêtement comptable de la direction générale de l’organisation des soins, patients et soignants sont tous dans le même panier d’un lean management des plus écœurants…
Je suis en colère et j’ai la rage, quand je me souviens des premiers de cordée censés tenir notre pays, censés être le fer de lance de notre pays, censés nous amener, nous, petites gens, vers des sommets ; et que ce sont ces petites gens, ces caissières de supermarché, ces éboueurs dans nos rues, ces ASH dans nos hôpitaux, ces agriculteurs dans les champs, ces manutentionnaires amazone, ces routiers dans leurs camions, ces secrétaires à l’accueil des institutions, et bien d’autres, qui permettent aux habitants de continuer de vivre, de se nourrir, de s’informer, d’éviter d’autres épidémies… Pendant que les premiers de cordée lorgnent leur respirateur artificiel personnel, le prospectus de la clinique hi-tech dernier cri qui les sauvera au cas où, regardent les fluctuations de la Bourse comme d’autres comptent les cadavres dans leur service.
Je suis en colère et j’ai la rage envers ces hommes et ces femmes politiques qui n’ont eu de cesse de détruire notre système social et de santé, qui n’ont eu de cesse de nous expliquer qu’il fallait faire un effort collectif pour atteindre le sacro-saint équilibre budgétaire (à quel prix ?) ; que « les métiers du soin, c’est du sacrifice, de la vocation »… Ces politiques qui aujourd’hui osent nous dire que ce n’est pas le temps des récriminations et des accusations, mais celui de l’union sacrée et de l’apaisement… Sérieux ? Vous croyez vraiment que nous allons oublier qui nous a mis dans cette situation ? Que nous allons oublier qui a vidé les stocks de masques, de tests, de lunettes de sécurité, de solutions hydroalcooliques, de surchaussures, de blouses, de gants, de charlottes, de respirateurs (de putain de respirateurs tellement primordiaux aujourd’hui) ? Que nous allons oublier qui nous a dit de ne pas nous inquiéter, que ce n’était qu’une grippe, que ça ne passerait jamais en France, qu’il ne servait à rien de se protéger, que même pour les professionnels, les masques, c’était too much ?
Que nous allons oublier l’indifférence et le mépris pour ce qui se passait chez nos sœurs et nos frères chinois, chez nos sœurs et nos frères iraniens, chez nos sœurs et nos frères italiens, et ce qui se passera sous peu chez nos sœurs et nos frères du continent africain et chez nos sœurs et nos frères latino-américains ? Nous n’oublierons pas ! Tenez-le-vous pour dit…
Je suis en colère et j’ai la rage, car je vis depuis une semaine avec cette satanée boule dans la gorge, cette envie de me prostrer, de pleurer toutes les larmes de mon corps, quand j’écoute la détresse et la souffrance de mes collègues, quand ils et elles me parlent du fait de ne pas pouvoir embrasser leurs enfants parce que personne ne peut être sûr de ne pas ramener le virus, lorsque s’expriment les moments de craquage dans la voiture avant et après la journée de travail, quand je pense aux ravages à venir, psychiquement parlant, lorsque tout ça sera derrière nous, et qu’il y aura le temps de penser…
Je suis en colère et j’ai la rage, mais surtout un désespoir profond, une tristesse infinie…
Je suis en colère et j’ai la rage, et je ne peux pas les laisser sortir pour le moment. Elles se tapissent au fond de mon âme, me consumant à petit feu. Mais sous peu, une fois que ce sera calme, je les laisserai jaillir, cette colère et cette rage, comme tous ceux et toutes celles qui les ont enfouies. Et croyez-moi, ce moment viendra. Elles flamberont, et nous exigerons justice, nous demanderons des comptes à tous ceux qui nous ont conduits dans ce mur terrible. Sans violence. A quoi bon ? Non, avec une humanité et une sagesse dont ils sont dépourvus. Entendez-vous cette petite musique ? Celle qui se murmure tout bas mais qui monte en puissance ? Ce refrain des Fugees : « Ready or not, here I come ! You can hide ! Gonna find you and take it slowly ! » Nous arrivons… »

Jeudi 26 mars 2020

Ça gonfle, ça enfle, dedans, dehors, la tête des confinés explose, le corps des contaminés ne tient plus. Restez chez vous, allez bosser ! Ça lâche, ça pète, les gens meurent, sans plus d’air, abandonnés. Restez chez vous, allez bosser ! Pendant ce temps, les cravatés, avec leur tête de premiers de la classe tout droit sortis de l’Actors Studio, continuent de nous regarder bien en face. Restez chez vous, allez bosser ! Entre nous et eux, il y a plus d’une vitre et d’un vide. Mais savent-ils qu’ils ne pourront bientôt plus se cacher derrière leur masque en latex ? Savent-ils qu’ils ne sont déjà plus à l’abri derrière leur écran ? Que celui-ci s’est brisé, comme celui de Black Mirror ? Le cirque continue pourtant. Restez chez vous, allez bosser ! Ils ont beau se faire prendre la main dans le pot à confiture, ils continuent de communiquer et de ne rien dire : ils causent, ils causent, c’est tout ce qu’ils savent faire, et mentir vrai. Restez chez vous, allez bosser ! Et ça continue de tomber autour d’eux : des toubibs et des infirmiers, des flics et des gendarmes, des maires et des élus de conseils municipaux, des vigiles et des ouvriers, des profs. Des gens sans masque, sans gel, sans protection. Sans lit, sans amis, sans adieu. Restez chez vous, allez mourir !

Je lis qu’il n’y a déjà plus de place dans les services de réanimation de la Seine-Saint-Denis. Je vis à Montreuil. Mes amis savent que je vis à Montreuil. Ils s’inquiètent. Je m’inquiète. Toutes les conjugaisons, les déclinaisons, les temps verbaux, tout s’y met. Tout le monde est inquiet.

Je lis aussi que Didier Raoult, professeur en microbiologie à l’Institut hospitalier universitaire de Marseille, qui « défend un traitement du coronavirus à base de chloroquine, un vieil antipaludique également utilisé dans le traitement des maladies auto-immunes », publie ce jour un essai qu’il aurait écrit en un mois – en pleine épidémie. Étonnant, non ? Plus écœurant : comme toutes les librairies sont fermées, ce sont les grandes surfaces du livre et les sites de commerce en ligne qui vont le vendre, Coranamazon, en tête. Notez bien de ne jamais acheter un seul livre de la maison d’édition qui le publie : Michel Lafon ! Merci.

Quand nous sortons tous les trois avec notre ballon, nous gardons nos distances, comme sur l’autoroute, faisons des détours, des parenthèses ouvertes ou des L quand il y a des angles droits. Nous parlons avec des connaissances, les parents de copains de mes enfants, des amis. Nous respectons les distances et nous déplaçons avec les barrières qu’on nous a mises dans la tête – ces barrières qui ne sont pas qu’une vue de l’esprit. Nous jouons. Non, nous ne nous dépensons pas. Non, nous n’en profitons pas. Ce sont des mots de l’économie et de la finance, du néo-libéralisme. Je ne veux plus les entendre ni les prononcer. Quand nous sommes ensemble, je préfère tenter d’effacer l’ardoise magique – même si ça ne marche jamais vraiment. Et au moins lorsqu’ils se chamaillent, s’engueulent, se cherchent des noises, ils me permettent de penser à autre chose.

Ce soir, à table, ma fille m’a demandé si « des gens » me manquaient. J’ai fait la liste de toutes les personnes qui me manquaient. Elle a fait la sienne. Mon fils aussi. Certains prénoms sont revenus trois fois.

Vendredi 27 mars 2020

Celles et ceux qui venaient de se rencontrer, devaient se rencontrer, avaient fixé l’heure de leur premier rendez-vous ; celles et ceux qui venaient d’échanger un premier baiser près des toilettes, dans la cour, à la sortie du collège, dans le bar à côté du lycée, dans des escaliers, un ascenseur, la salle de pause, à côté de la machine à café, dans un square, un parc, un jardin public, devant la bouche du métro, sur un quai, dans une rame, à la gare, dans les toilettes d’un bar, sur le dance floor, devant une boîte de nuit, sur une plage, un banc, un scooter, dans un taxi, un bus, devant une librairie, une bibliothèque, un musée, à la piscine, au cinéma, dans les vestiaires d’une salle de sport ; celles et ceux qui venaient de déclarer leur flamme, attendaient une réponse, devaient se revoir, avaient couché ensemble pour la première fois ; celles et ceux qui s’aiment depuis plus longtemps mais n’habitent pas le même quartier, la même ville, le même pays, le même continent, qui ont fait le choix de vivre leur histoire d’amour dans deux lieux différents, qui n’ont pas le choix ou n’ont pas réussi à prendre de décision, qui vivent ensemble une semaine sur deux, une semaine par mois, qui ne se voient que les week-end ; celles et ceux qui ont plus d’un amour, qui vivent une passion secrète, cachée, inavouable ; celles et ceux qui ont deux familles mais aucune des deux ne sait que l’autre existe.

Celles et ceux qui avaient déjà bien du mal à aller vers l’autre, qui ne savent pas comment aimer, qui aimer, qui choisir, comment être aimé.

Celles et ceux qui se donnaient déjà rendez-vous par téléphone, sur Internet, via FaceTime, qui échangeaient par texto, par mail, sur Messenger, WhatsApp, Instagram, YouTube.

Celles et ceux qui venaient de quitter le domicile conjugal ; celles et ceux qui n’auront pas d’autre choix que de se débrouiller sans l’autre ; celles et ceux qui le font déjà depuis des années.

Celles et ceux qui sont séparés mais se voient plus régulièrement, quand ils habitent le même quartier, pour ne pas perturber les enfants ; celles et ceux qui ont des enfants en commun mais ne vivent pas dans la même ville ; celles et ceux qui continuent à s’insulter devant leurs enfants alors qu’ils ont divorcé il y a plusieurs années maintenant ; celles et ceux qui font tout pour montrer à leurs enfants que, même séparés, des adultes peuvent se parler, se respecter.

Celles et ceux qui faisaient déjà chambre à part, cohabitaient depuis plusieurs jours, semaines, mois ; celles et ceux qui étaient à la recherche d’un deuxième lieu où vivre l’un sans l’autre, qui avaient trouvé un arrangement, s’étaient mis d’accord pour alterner les gardes ; celles et ceux qui ne pouvaient déjà plus s’adresser la parole sans s’envoyer des insultes ou ce qui était à proximité d’une main tremblante de colère, qui ne pouvaient terminer leur phrase sans qu’une porte soit claquée ; celles et ceux qui se cognaient déjà la tête contre un mur, tête contre tête, poing contre visage, pied contre ventre.

Celles et ceux qui sont là mais ne sont pas présents, qui vivent avec d’autres mais ne se voient pas parce qu’elles travaillent huit heures par jour dans une pièce transformée en bureau, fermée.

Celles et ceux qui découvrent qu’ils vivaient l’un à côté de l’autre mais pas l’un avec l’autre ; celles et ceux qui ne se supportent plus, qui habitent chacun dans une pièce, qui font les deux-huit dans le séjour, la cuisine ; celles et ceux qui se jurent de se quitter dès qu’ils pourront ressortir ; celles et ceux qui remplissent plusieurs attestations par jour, qui sortent de plus en plus souvent pour fumer ou promener le chien du voisin, qui font des courses pour tout le quartier, qui appellent des parents, des proches, n’importe qui ; celles et ceux qui marchent, courent, sprintent, hurlent ; celles et ceux qui feraient n’importe quoi pour ne pas voir celle ou celui qui comptait plus que tout il n’y a pas si longtemps ; celles et ceux qui ne font pas leur sieste en même temps, dans la même pièce, pour avoir l’impression d’avoir un moment à soi, sa chambre à soi ; celles et ceux qui, les premiers jours, faisaient l’amour et ont arrêté ; celles et ceux qui recommencent à se regarder, à se toucher, à s’emmêler ; celles et ceux qui voulaient un enfant, n’osaient pas en parler, feront tout pour éviter d’en avoir.

Samedi 28 mars 2020

Premier week-end sans les enfants. En général, quand ils ne sont pas là, je ne suis pas chez moi mais chez celle que j’aime, qui ne vit pas à Montreuil.

Difficile de s’imaginer en week-end quand chaque journée semble se ressembler depuis presque quinze jours.

Quand les enfants sont là, tout est très rythmé. C’est moi qui fixe le tempo de peur que tout ne lâche. Lever entre 8 et 9 heures. Devoirs, leçons, révisions entre 10 et 13 heures. Déjeuner, temps calme jusqu’à 15h30. Jeux de société, goûter, jeux de société. Entre 18 et 19h, sortie aux abords du parc avec le ballon. Douche et préparation du dîner. Applaudissements et musique cacophonique à 20 heures. Dîner, lectures du soir, bisous. Extinction des feux entre 21 heures et 21h30. Coup de fil, mails, messages, FaceTime.

Quand ils ne sont pas là, que faire puisque celle que j’aime n’est pas là non plus ?

Travailler ? Un samedi matin ? Alors que les librairies sont fermées et les livres des éditeurs bloqués ?

Se réveiller tôt.
Se promettre de ne rien lire d’angoissant, à jeun.
Boire un jus de pomme.
Ouvrir les volets, pas les trois.
Supprimer les spams reçus dans la nuit, consulter les rares notifications, souhaiter un très bon anniversaire à Julie, à Pascal.
Faire couler un café.
Poursuivre la série danoise sur Arte, Dos au mur.
Ressentir un pincement à chaque fois qu’une femme pose sa main sur le bras d’un homme, sur son épaule, à chaque fois qu’ils s’embrassent ou se caressent.
Ouvrir le troisième volet, aérer la pièce, boire un nouveau café en fumant une cigarette.
Faire comme si je n’étais pas seul dans mon lit.
Ne pas trop penser au confinement repoussé jusqu’au 15 avril au moins.
Relire la page du journal de la veille, écrire.
Écouter de la musique, la moins triste possible.
Ignorer la vaisselle que je n’ai pas faite hier soir, dresser la liste des repas de la semaine à venir, des courses, penser au linge à étendre dans leur chambre, au ménage à faire avant qu’ils ne reviennent demain soir. Parfois, n’être plus réduit qu’à ça. Et sans même trouver la force d’en rire.


Factrices, facteurs et conseillère clientèle.
Photo prise au Musée de la Poste
Paris, 12 février 2020

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 29 mars 2020