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vital journal viral #12

Du 31 mai au 6 juin 2020

Ce journal s’est ouvert le 15 mars 2020 et s’est refermé le 7 juin 2020.

 « J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :
 
 Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serai né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...
 
 De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.
 
 Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».
 
 L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :
 
 Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »

Ainsi se closent, en 1974, les Espèces d’espaces de Georges Perec. Et c’est accompagné de ces mots-là que je souhaitais refermer ce journal après l’avoir tenu pendant quatre-vingt jours (sans tour du monde) et l’avoir partagé chaque dimanche depuis le mois de mars.
Durant tout ce temps, j’aurai tenté d’« arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse », de confronter “l’extra-ordinaire” à “l’infra-ordinaire” [1] (Perec, toujours).

L’espace venait de se rétrécir. Le dedans devenait la norme, le lieu où se replier et où s’abriter puisque le dehors nous était interdit, hanté par un ennemi invisible, invincible.
Il a fallu apprendre à vivre autrement à trois dans un deux-pièces, tenter de comprendre, de “retenir” et de “faire survivre quelque chose” alors que tout se brouillait, se floutait, se contredisait.
Il a fallu sortir de sa sidération, s’organiser, se relever, faire deux ou trois boulots en même temps, reprendre confiance, câliner, écouter, rassurer, sécher les larmes, laisser la colère s’exprimer, apaiser les douleurs, commencer à faire son deuil, continuer à sourire, se raccrocher aux rares bonnes nouvelles, aux quelques épiphanies.
Il a fallu apprendre à vivre sans l’être aimé, attendre, l’attendre, lutter contre les angoisses revenues, la peur de l’abandon.
Il a fallu se soûler d’informations, s’en griser, s’en gaver puis s’en méfier, les rejeter, s’en priver avant de d’y revenir, à petites doses.

Ce journal est né d’une nécessité, celle de dire, et il se referme au moment où l’espace du dehors nous est à nouveau autorisé – non pas qu’il n’y ait plus rien à dire (bien au contraire) mais le vide, qui se creuse autrement désormais, induit un nouveau rapport à l’espace et au temps. Il me faut donc accepter de boucler la boucle, de m’écarter de ce chemin sur lequel je ne pourrais plus que me répéter, de bifurquer, de la boucler afin d’interroger différemment mes étonnements.

Mercredi, mon fils a repris ses cours au collège (quatre matinées par semaine) ; ma fille retournera à l’école vendredi prochain (une journée par semaine). Nous pouvons à nouveau circuler, les magasins, dont les librairies, ont rouvert, les parcs et les terrasses des cafés aussi. On dirait un monde neuf mais c’est comme le Canada dry, il en a les apparences, pas les qualités. Hygiéniste, phobique, sécuritaire, autocrate, intolérant, susceptible, financier, complotiste, raciste, machiste, indifférent, pervers et narcissique, ce monde l’était et il l’est sans doute encore plus. L’assassinat de George Floyd, citoyen afro-américain étouffé lors de son interpellation par un policier blanc à Minneapolis (Minnesota), est une preuve supplémentaire que l’être humain a toujours autant besoin d’être soigné de son mal de lui-même.

Ce journal s’interrompt là où il s’est ouvert, dans un espace chaleureux, celui de l’être aimé, un espace qui n’est pas à moi mais qui est néanmoins le mien lorsque je l’habite, même par intermittences, dans lequel j’y ai mes repères, quelques habitudes et affaires personnelles, dans lequel je peux voir des marques et signes de mon passage.

Refermant mon trente-septième ou trente-huitième carnet depuis 1991, non sans trouble, je pense aussi à toutes les personnes qui sont venues ici, à celles qui aimaient ce rendez-vous informel, à celles qui ont fait un signe, pris leur téléphone ou envoyé un message, un mot, lors de chaque mise en ligne (de la ligne au lien, aux liens), et je les remercie toutes – chacune et chacun.

« J’ai arrêté mon journal. Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j’ai l’impression de me retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer une valeur d’existence. »
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Le Seuil, 2014


« Le RER... jusqu’à la mer... »
Montreuil, novembre 2018

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 7 juin 2020


[1Extrait de L’infra-ordinaire, Georges Perec, Le Seuil, 1989 : http://escarbille.free.fr/vme/?txt=ih